Page:Leroux - L'Epouse du Soleil.djvu/101

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señor, le pilier qui servait aux Indiens à mesurer le temps. C’est lui, aujourd’hui, qui distribue, comme il convient, les heures de la fête. C’est une pierre religieuse érigée pour fixer l’époque précise des équinoxes. C’est pourquoi on l’appelle Intihuatana « où l’on attache le Soleil ». Ah ! ah ! attention !… tenez !… voilà la procession qui commence !… Il faut que vous sachiez que les couloirs de la nuit s’étendent sous la ville et la campagne entre la Maison du Serpent et le Sacsay-Huaynam[1]. Quand ma fille sortira des couloirs de la nuit, ce sera pour faire le tour du Sacsay-Huaynam et le tour de l’Intihuatana. Alors, le Soleil ayant été détaché par le grand-prêtre, la procession s’en ira vers les portes de la ville. »

En effet, Raymond voyait maintenant très distinctement tout un cortège qui se formait autour des murailles et il distingua, en tête, Huascar qui donnait des ordres. Alors, il ne s’occupa plus d’Orellana et courut de ce côté et se rapprocha le plus qu’il pût de la procession, sans parvenir toutefois à percer les rangs des premiers Indiens qui remplissaient l’air de leurs cris. Il n’était pas trop loin du pilier à mesurer les solstices. Il put voir que cette colonne solitaire, placée au centre d’un cercle, toute chargée de guirlandes de fleurs et de fruits, était surmontée d’un trône doré. Exclusivement réservé au Soleil[2], ce trône, qui avait disparu depuis des siècles, avait été apporté là avant l’aurore, du fond des couloirs de la nuit. Étourdi par les cris, les chants, les bousculades, Raymond dut attendre là pendant plusieurs heures, luttant avec une astuce silencieuse pour garder sa place. Il ne voyait plus Huascar et il finit par comprendre que les quelques prêtres qui tournaient incessamment autour de l’Intihuatana attendaient l’heure de midi.

Enfin, il revit Huascar qui avait revêtu une chape d’or qui brillait comme le Soleil lui-même. Tourné vers le fauteuil du Soleil, le grand-prêtre attendit quelques secondes. Puis il cria en aïmara cette phrase qui fut répétée de toutes parts en quichua et en espagnol : Le dieu est assis dans toute sa lumière sur la colonne ! Et, après avoir attendu encore quelques secondes, il frappa dans ses mains et donna le signal de la marche de tous. Le dieu était délivré, c’est-à-dire qu’après avoir visité son peuple, il continuait librement son chemin dans les cieux. Le peuple le suivit sur la terre, de l’est à l’ouest.

Ce fut d’abord le cortège sacré qui s’ébranla, Huascar en tête, suivi de quelques centaines de serviteurs du dieu, habillés simplement et employés à débarrasser le chemin de tout obstacle et chantant dans leur marche les chants de triomphe. Puis une centaine de personnages leur succédèrent, vêtus d’une étoffe éclatante, à carreaux rouges et blancs, disposés comme les cases d’un échiquier. À leur aspect, le peuple cria : « les amautas ! les amautas ! » c’est-à-dire : les sages ! et il leur fit fête. Puis d’autres vinrent qui étaient tout en blanc, portant des marteaux et des massues en argent et en cuivre : c’étaient les « appariteurs » du palais royal ; puis les gardes ainsi que les gens de la suite immédiate du prince qui se distinguaient par une riche livrée azur et par une profusion d’ornements éclatants, enfin les nobles qui avaient d’énormes pendants d’oreilles. Toute la procession descendait du Sacsay-Huaynam vers la plaine et ce fut le tour de la vaste litière qui portait le double trône d’or, d’apparaître aux yeux éblouis du peuple assemblé. Mille acclamations montèrent vers elle, à l’aspect du Roi défunt et de sa compagne vivante, cris mêlés d’enthousiasme pour le descendant de Manco-Capac et de haine sauvage pour celle qui représentait la race conquérante, la victime qu’on allait offrir en holocauste à l’astre du jour. Sur tous les gradins, une clameur funèbre la salua : « Muera la Coya ! Muera la Coya ! » (à mort la reine ! à mort la reine !) Marie-Thérèse paraissait déjà aussi morte que le roi, son compagnon. Elle se laissait balancer au rythme des pas des nobles Incas, porteurs de la litière. Elle était d’une beauté de statue et aussi blanche que le marbre le plus blanc et elle avait toujours dans les bras le petit Christobal, comme une Vierge Marie, l’Enfant-Jésus.

  1. Ces souterrains, ces couloirs de la nuit, existent en réalité et forment un véritable labyrinthe, non seulement sous la ville, mais sous toute la province. Voir tous les auteurs anciens et modernes qui ont parlé du Pérou.
  2. L’époque des équinoxes était célébrée par des réjouissances publiques. Le gnomon était surmonté par le trône doré du Soleil ; dans ce temps, ainsi qu’aux solstices, les colonnes étaient ornées de guirlandes et l’on faisait des offrandes de fleurs et de fruits pendant que, dans tout l’empire, on célébrait une grande fête. C’était au moyen de ces périodes que les Péruviens réglaient leurs rites et leurs cérémonies religieuses et prescrivaient la nature des travaux de l’agriculture. L’année même commençait à la date du solstice d’hiver. Les conquérants espagnols abattirent la plupart de ces colonnes comme sentant l’idolâtrie. (Garcilasso, Retangos, Acosta.)