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mandant hésitait, il le prit sous les épaules et le jeta dans la rue ! Le consul d’Angleterre, les ministres et Garcia qui riait maintenant avec allégresse, tous se penchèrent à la fenêtre. En bas, les soldats qui avaient sauté sans se faire trop de mal ramassaient trois de leurs camarades qui s’étaient cassé les jambes ; quant à l’officier, on l’emportait. Il avait le crâne fendu[1].

Cet exercice était à peine terminé que le ministre de la guerre arrivait, toujours suivi du marquis et de Natividad.

— Eh bien ? demanda Garcia, en refermant la fenêtre.

— Eh bien ! répondit le ministre en clignant de l’œil du côté de son illustre maître, il s’agit des punchos rouges ! c’est Oviedo Runtu qui leur a donné cette maison à garder et qui a placé là quelques soldats pour leur prêter main forte. Les punchos rouges quittent, du reste, Arequipa demain soir, se rendant au Cuzco.

— Et alors ? fit Garcia qui tortillait nerveusement la pointe de son énorme moustache…

— Et alors ! ils ne comprennent rien à l’histoire de la jeune fille enlevée et du petit garçon.

— Excellence ! il faut fouiller cette maison, s’écria le marquis qui avait perdu tout sang-froid. Il faut la visiter de fond en comble, les misérables y cachent mes enfants !… il n’y a pas un instant à perdre !… Vous ne laisserez pas ces fanatiques emmener mes enfants au Cuzco !… Vous savez ce dont ils sont capables !… Ils ne les ont pas enlevés pour rien !… Ce qui se prépare est atroce… Dans quelques jours, les fêtes de l’Interaymi seront achevées et le sacrifice abominable sera consommé !… C’est un père… c’est un ami qui vous supplie !… Le général Garcia ne laissera pas souiller sa gloire d’un crime aussi horrible ! qui le mettrait au ban de la civilisation !… Jamais la noble population péruvienne ne lui pardonnerait de s’être fait, même inconsciemment, le complice d’une semblable horreur ; en tout cas, de n’avoir point tout fait pour l’empêcher !… Enfin, Excellence, il s’agit de la vie ou de la mort de mon petit Christobal, le dernier héritier d’une illustre famille qui a toujours combattu pour la civilisation, à côté de la vôtre !… Et de ma fille que vous avez aimée !…

Cette dernière considération n’eût point fait peut-être une profonde impression sur l’esprit du général qui, comme tous les grands hommes, se vantait de ne point mêler les affaires de cœur à sa politique, mais elle avait été précédée d’une phrase qui le bouleversa de fond en comble : « le dernier héritier d’une illustre famille qui a toujours combattu pour la civilisation à côté de la vôtre ! » Ceci emportait tout. Garcia se retourna brusquement vers son « ministre de la guerre » :

— Enfin ! tu as dû voir quelque chose, toi !… Tu as pénétré dans cette maison !

— Mais non ! Excellence. Impossible !… C’est un lieu défendu ! Les punchos rouges et les mammaconas ont avec eux les empreintes sacrées qu’ils sont allés chercher à Cajamarca et qu’ils emportent au Cuzco pour les dernières solennités de l’Interaymi ! Si je violais cette demeure, tous nos soldats quichuas, avertis par ceux qui la gardent sur l’ordre d’Oviedo Runtu, se révolteraient !

— Laissez-nous ! gronda Garcia en jetant tous ses ministres à la porte (il suffit pour qu’ils disparussent d’un froncement de ses sourcils). Et il resta seul avec Natividad et le marquis qui tremblait d’énervement, de douleur et d’impuissance, et qui ne parvenait point à retenir ses larmes brûlantes.

— Monsieur le marquis, s’il est vrai que vos enfants sont aux mains de ces misérables, c’est épouvantable, car je ne peux rien pour vous !

Le marquis reçut le coup, et l’on put croire qu’il allait s’évanouir. Il s’appuya à la muraille et râla.

— Écoutez, Garcia, parvint-il à prononcer, si cette chose a lieu, je vous en rends, personnellement, moi, responsable devant le monde civilisé. Le sang répandu retombera sur votre tête. Jamais le Pérou ne vous le pardonnera !

Puis il tomba à genoux et pleura : « Rendez-moi mes enfants ! »

Garcia se précipita sur lui et l’enleva dans ses bras puissants comme il eût fait d’un tout petit. Mais l’autre s’était déjà ressaisi, lui glissait des mains comme une anguille, se redressait sur ses courtes jambes et lui criait :

— Laissez-moi !… laissez-moi !… Vous n’êtes qu’un général d’assassins.

Garcia pâlit. Natividad épouvanté crut qu’il allait littéralement dévorer le marquis, car on étendit un bruit de grincement de mâchoires. Christobal s’était déjà dirigé vers la porte, n’ayant plus rien à ajouter à une pareille invective, et s’attendant, du

  1. Le président usurpateur Melgagero faisait ainsi sauter ses soldats par la fenêtre à la Paz, devant les étrangers stupéfaits, puis il ordonnait à son aide de camp de faire, au commandement, le « beau » ou le « mort » tout comme un caniche.