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Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/98

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L’ILLUSTRATION

les grosses lentilles glissantes au long de son nez court et fort ; et ce geste le cachait encore.

Derrière lui on apercevait la fine et hautaine silhouette du prince Galitch. Gounsovski paraissait le majordome honteux, gangrené de vices, paillard et voleur, valet à recevoir les coups de bottes de cette seigneurie. Le prince Galitch était l’invité d’Annouchka qui n’avait consenti à se risquer dans ce repaire qu’avec trois ou quatre de ses amis, des officiers qui n’avaient pas besoin de la consécration de cette soirée pour être « tenus à l’œil » par l’Okrana, en dépit de leur haute naissance. Gounsovski les avait vus venir avec un ricanement sinistre et leur avait prodigué toutes les marques de son dévouement sans borne, en attendant mieux.

Il aimait Annouchka. Il suffisait d’avoir surpris une fois la hideur glauque de son regard au-dessus de ses lunettes, quand il fixait la chanteuse, pour comprendre les sentiments qui l’agitaient devant la belle fille de la Terre Noire.

Annouchka était assise ou plutôt accroupie à l’orientale sur le canapé qui longeait la muraille, derrière la table. Elle ne prêtait d’attention à personne. Sa figure était méprisante et hostile. Elle se laissait, avec indifférence, caresser les cheveux, des cheveux noirs merveilleux qui tombaient en deux nattes sur ses épaules, par les mains parfumées de la belle Onoto, qui l’avait entendue ce soir pour la première fois et qui d’enthousiasme était allée se jeter dans ses bras, dans sa loge. La belle Onoto était, elle aussi, une artiste, et l’humeur qu’elle avait eue tout d’abord du succès d’Annouchka n’avait pas tenu contre l’émotion de la prière du soir devant la pauvre isba.

— Viens souper, lui avait dit Annouchka.

— Avec qui ? avait demandé l’artiste espagnole.

— Avec Gounsovski.

— Jamais !

— Viens donc, tu m’aideras à payer ma dette et il peut t’être utile. Il est utile à tout le monde.

Décidément la belle Onoto ne comprenait rien à ce pays où les pires ennemis soupaient ensemble. Elle vint cependant parce qu’elle n’avait jamais vu au monde de plus belles nattes que celles d’Annouchka et qu’elle adorait les cheveux.

Rouletabille avait été accaparé tout de suite par le prince Galitch, qui, le conduisant dans un coin, lui avait dit :

— Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Je vous gêne ? avait demandé le gamin.

L’autre avait eu un sourire amusé de grand seigneur :

— Pendant qu’il est encore temps, avait-il ajouté, croyez-moi, vous devriez partir, quitter ce pays. Ne vous a-t-on pas assez averti ?

— Si, répondit le reporter. Aussi vous pouvez vous en dispenser désormais.

Et il lui avait tourné le dos.

— Eh mais ! c’est le petit Français de la villa Trébassof, avait commencé la voix de fausset de Gounsovski en poussant un siège au jeune homme et en le priant de s’asseoir entre lui et Athanase Georgevitch qui, déjà, faisait honneur aux zakouskis.

— Bonjour, monsieur Rouletabille, fit la voix belle et grave d’Annouchka.

Rouletabille salua :

— Je vois que je suis en pays de connaissance, dit-il, sans se démonter.

Et il tourna un fort joli compliment à l’adresse d’Annouchka, qui lui envoya un baiser.

— Rouletabille ! s’écria la belle Onoto, mais alors c’est le petit du Mystère de la Chambre Jaune !

— Lui-même !

— Qu’est-ce qu’il fait ici ?

— Il est venu pour sauver la vie du général Trébassof, ricana, en sourdine, le Gounsovski. C’est un brave petit jeune homme donc déjà !

— La police sait tout ! répliqua froidement Rouletabille qui avait entendu. Et il demanda du champagne, lui qui ne buvait jamais.