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JALOUSIE

mière, par la faute de ma nature qui n’est pas capable de réflexions très prolongées ; la seconde, à cause des circonstances, par la faute de la femme, je veux dire des femmes, dont j’ai été jaloux. Mais cela ne fait rien. Même quand on ne tient plus aux choses, il n’est pas absolument indifférent d’y avoir tenu ; parce que c’était toujours pour des raisons qui échappaient aux autres. Le souvenir de ces sentiments-là, nous sentons qu’il n’est qu’en nous ; il faut rentrer en nous pour le regarder. Ne vous moquez pas trop de ce jargon idéaliste, mais ce que je veux dire, c’est que j’ai beaucoup aimé la vie et que j’ai beaucoup aimé les arts. Hé bien ! maintenant que je suis un peu trop fatigué pour vivre avec les autres, ces anciens sentiments si personnels à moi que j’ai eus me semblent, ce qui est la manie de tous les collectionneurs, très précieux. Je m’ouvre à moi-même mon cœur comme une espèce de vitrine, je regarde un à un tant d’amours que les autres n’auront pas connus. Et de cette collection à laquelle je suis maintenant plus attaché encore qu’aux autres, je me dis, un peu comme Mazarin pour ses livres, mais, du reste, sans angoisse aucune, que ce sera bien embêtant de quitter tout cela. Mais, venons à l’entretien avec le Prince, je ne le raconterai qu’à une seule personne, et cette personne, cela va être vous. » J’étais gêné pour l’entendre par la conversation que, tout près de nous, M. de Charlus, revenu dans la salle de jeux, prolongeait indéfiniment. « — Et vous lisez aussi ? Qu’est-ce que vous faites ? » demanda-t-il au comte Arnulphe qui ne connaissait même pas le nom de Balzac. Mais sa myopie, comme il voyait tout très petit, lui donnait l’air de voir de très loin, de sorte que, rare poésie en un sculptural dieu grec, dans ses prunelles s’inscrivaient comme de lointaines et mystérieuses étoiles.

« — Si nous allions faire quelques pas dans le