Page:Les Œuvres libres, numéro 5, 1921.djvu/111

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
103
JALOUSIE

de se battre. Swann avait beau dire qu’il était heureux de me raconter son histoire, je sentais bien que sa conversation avec moi, à cause de l’heure tardive, qu’il était trop souffrant, était une de ces fatigues dont ceux qui savent qu’ils se tuent par les veilles, par les excès, ont en rentrant un regret exaspéré, pareil à celui qu’ont de la folle dépense qu’ils viennent encore de faire, les prodigues qui ne pourront pourtant pas s’empêcher le lendemain de jeter l’argent par les fenêtres. À partir d’un certain degré d’affaiblissement, qu’il soit causé par l’âge ou par la maladie, tout plaisir pris aux dépens du sommeil, en dehors des habitudes, tout dérèglement, devient un ennui. Le causeur continue à parler par politesse, par excitation, mais il sait que l’heure où il peut encore s’endormir est déjà passée, et il sait aussi les reproches qu’il s’adressera au cours de l’insomnie et de la fatigue qui vont suivre. Déjà d’ailleurs, même le plaisir momentané a pris fin, le corps et l’esprit sont trop démeublés de leurs forces pour accueillir agréablement ce qui paraît un divertissement à votre interlocuteur. Ils ressemblent à un appartement un jour de départ pu de déménagement, où ce sont des corvées que les visites que l’on reçoit assis sur des malles, les yeux fixés sur la pendule. « — Enfin seuls, me dit-il ; je ne sais plus où j’en suis. N’est-ce pas, je vous ai dit que le Prince avait demandé à l’abbé Poiré s’il pourrait faire dire sa messe pour Dreyfus. « Non, me dit-il (je vous dis « me », me dit Swann, parce que c’est le Prince qui me parla, vous comprenez ?) car j’ai une autre messe qu’on m’a chargé de dire également ce matin pour lui. » « — Comment, lui dis-je, il y a un autre catholique que moi qui est convaincu de son innocence ? » « — Il faut le croire. » « — Mais la conviction de cet autre partisan dut être moins ancienne que la mienne. »