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JALOUSIE

Guermantes avec laquelle je ne savais pas alors que je dusse être un jour si lié. La passion qu’elle eut pour M. de Charlus ne se découvrit pas d’abord à moi. Je remarquai seulement que M. de Charlus, à partir d’une certaine époque et sans être pris contre la princesse de Guermantes d’aucune de ces inimitiés qui chez lui n’étonnaient pas, et tout en continuant à avoir pour elle autant, plus d’affection peut-être encore, paraissait mécontent et agacé chaque fois qu’on lui parlait d’elle. Il ne donnait plus jamais son nom dans la liste des personnes avec qui il désirait dîner.

Il est vrai qu’avant cela, j’avais entendu un homme du monde très méchant dire que la Princesse était tout à fait changée, qu’elle était amoureuse de M. de Charlus, mais cette médisance m’avait paru absurde et m’avait indigné. J’avais bien remarqué avec étonnement que quand je racontais quelque chose qui me concernait, si au milieu intervenait M. de Charlus, l’attention de la Princesse se mettait aussitôt à ce cran plus serré qui est celui d’un malade qui, entendant parler de nous, par conséquent, d’une façon distraite et nonchalante, reconnaît tout d’un coup qu’un nom est celui du mal dont il est atteint, ce qui à la fois l’intéresse et le réjouit. Telle si je lui disais : « Justement M. de Charlus me racontait… » la Princesse reprenait en mains les rênes détendues de son attention. Et une fois ayant dit devant elle que M. de Charlus avait en ce moment un assez vif sentiment pour une certaine personne, sans dire quel genre de personne, je vis avec étonnement s’insérer dans les yeux de la Princesse ce trait différent et momentané qui trace dans les prunelles comme le sillon d’une fêlure, et qui provient d’une pensée que nos paroles à leur insu ont agitée en l’être à qui nous parlons, pensée secrète qui ne se traduira pas par des paroles, mais qui montera des profondeurs remuées