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JALOUSIE

muet et se retira au bout de quelques secondes, d’un air frétillant, pour me laisser seul avec sa femme. Celle-ci m’avait aussitôt tendu la main, mais sans savoir à qui cette marque d’amabilité s’adressait, car je compris que M. de Vaugoubert avait oublié comment je m’appelais, peut-être même ne m’avait pas reconnu, et n’ayant pas voulu, par politesse, me l’avouer, avait fait consister la présentation en une simple pantomime. Aussi je n’étais pas plus avancé ; comment me faire présenter au maître de la maison par une femme qui ne savait pas mon nom. De plus, je me voyais forcé de causer quelques instants avec Mme de Vaugoubert. Et cela m’ennuyait à deux points de vue. Je ne tenais pas à m’éterniser dans cette fête car j’avais convenu avec Albertine (je lui avais donné une loge pour Phèdre) qu’elle viendrait me voir un peu avant minuit. Certes, je n’étais nullement épris d’elle, j’obéissais en la faisant venir ce soir, à un désir tout sensuel, bien qu’on fût à cette époque torride de l’année où la sensualité libérée visite plus volontiers les organes du goût, recherche la fraîcheur. Plus que du baiser d’une jeune fille, il a soif d’une orangeade, d’un bain, voire de contempler cette lune épluchée et juteuse qui désaltérerait le ciel. Mais pourtant je comptais me débarrasser aux côtés d’Albertine — laquelle du reste me rappelait la fraîcheur du flot — des regrets que ne laisseraient pas de me laisser bien des visages charmants (car c’était aussi bien une soirée de jeunes filles que de dames que donnait la princesse).

D’autre part, celui de l’imposante Mme de Vaugoubert, bourbonien et morose, n’avait rien d’attrayant.

On disait au ministère, sans y mettre l’ombre de malice, que dans le ménage, c’était le mari qui portait les jupes et la femme les culottes. Or il y avait plus de vérité là-dedans qu’on ne le croyait.