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JALOUSIE

la colère lui faisait froncer les sourcils. Peut-être au contraire s’en aperçut-elle, ne se soucia pas de la contradiction, et s’en servit pour me donner la leçon de discrétion qu’elle pouvait sans trop de grossièreté, je veux dire une leçon muette et qui n’était pas pour cela moins éloquente.

D’ailleurs, Mme d’Arpajon était de fort mauvaise humeur, beaucoup de regards s’étant levés vers un balcon Renaissance à l’angle duquel, au lieu des statues monumentales qu’on y avait appliquées si souvent à cette époque, se penchait, non moins sculpturale qu’elles, la magnifique duchesse de Surgis, celle qui venait de succéder à Mme d’Arpajon dans le cœur du duc de Guermantes. Sous le léger tulle blanc qui la protégeait de la fraîcheur nocturne on voyait, souple, son corps envolé de Victoire. Je n’avais plus de recours qu’auprès de M. de Charlus. J’eus tout le loisir (comme il feignait d’être absorbé dans sa partie de whist simulée), d’admirer la volontaire et artiste simplicité de son frac qui, par des riens qu’un couturier seul eût discernés, avait l’air d’une « Harmonie » noir et blanc de Whistler ; noir, blanc et rouge, plutôt, car M. de Charlus portait, suspendue à un large cordon au jabot de l’habit, la croix en émail blanc, noir et rouge, de Chevalier de l’Ordre religieux de Malte. À ce moment la partie du baron fut interrompue par Mme de Gallardon conduisant son neveu, le vicomte de Courvoisier, jeune homme d’une jolie figure et d’un air impertinent : « — Mon cousin, dit Mme de Gallardon, permettez-moi de vous présenter mon neveu Adalbert. Adalbert, tu sais le fameux oncle Palamède dont tu entends toujours parler. » « — Bonsoir, madame de Gallardon », répondit M. de Charlus. Et il ajouta sans même regarder le jeune homme : « — Bonsoir, monsieur », d’un air bourru et d’une voix si violemment impolie, que tout le monde en fut stupéfait.