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JALOUSIE

M. de Bréauté résonna, non comme le son ferrailleux et ébréché d’un couteau qu’on repasse pour l’aiguiser, encore moins comme le cri du marcassin, dévastateur des terres cultivées, mais comme la voix d’un sauveur possible. Moins puissant que Mme de Souvré, mais moins foncièrement atteint qu’elle d’inserviabilité, beaucoup plus à l’aise avec le Prince que ne l’était Mme d’Arpajon, se faisant peut-être des illusions sur ma situation dans le milieu Guermantes, ou peut-être la connaissant mieux que moi, j’eus un instant quelque peine à capter son attention, car les papilles du nez frétillantes, les narines dilatées, il faisait face de tous côtés, écarquillant curieusement son monocle comme s’il s’était trouvé devant cinq cents chefs-d’œuvre. Mais ayant entendu ma demande, il l’accueillit avec satisfaction, me conduisit vers le Prince et me présenta à lui d’un air friand, cérémonieux et vulgaire, comme s’il lui avait passé en les recommandant, une assiette de petits fours. Autant l’accueil du duc de Guermantes était, selon sa volonté, aimable, empreint de camaraderie, cordial et familier, autant je trouai celui du Prince, froid, solennel, hautain. Il me sourit à peine, m’appela gravement : « Monsieur ». J’avais souvent entendu le Duc se moquer de la morgue de son cousin. Mais aux premiers mots qu’il me dit et qui, à vrai dire, par leur froideur et leur sérieux faisaient le plus entier contraste avec le langage de Basin, je compris tout de suite que l’homme foncièrement dédaigneux était le Duc qui vous parlait à la première visite de « pair à compagnon », et que des deux cousins celui qui était vraiment simple c’était le Prince. Je trouvai dans sa réserve un sentiment plus grand, je ne dirai pas d’égalité, car ce n’eût pas été concevable, pour lui, au moins de la considération qu’on peut accorder à un inférieur, comme il arrive dans tous les milieux