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JALOUSIE

Toujours est-il que les noms d’Ibsen et d’Annunzio, et leur survivance incertaine, firent froncer les sourcils du duc, qui n’était pas encore assez éloigné de nous pour ne pas avoir entendu les offres diverses de Mme Timoléon d’Anoncourt. C’était une femme charmante, d’un esprit comme sa beauté, si ravissants, qu’un seul des deux eut réussi à plaire. Mais, née hors du milieu où elle vivait maintenant, n’ayant aspiré d’abord qu’à un salon littéraire, amie successivement — nullement amante, elle était de mœurs fort pures — et exclusivement de chaque grand écrivain qui lui donnait tous ses manuscrits, écrivait des livres pour elle, le hasard l’ayant introduit dans le faubourg Saint-Germain, ces privilèges littéraires l’y servirent. Or, elle avait maintenant une situation à n’avoir pas à dispenser d’autres grâces que celles que sa présence répandait. Mais habituée jadis à l’entregent, aux manèges, aux services à rendre, elle y persévérait bien qu’ils ne fussent plus nécessaires. Elle avait toujours un secret d’état à vous révéler, un potentat à vous faire connaître, une aquarelle de maître à vous offrir. Il y avait bien dans tous ces attraits inutiles un peu de mensonge, mais ils faisaient de sa vie une comédie d’une complication scintillante et il est vrai qu’elle faisait nommer des préfets et des généraux.

Tout en marchant à côté de moi, la duchesse de Guermantes laissait la lumière azurée de ses yeux flotter devant elle, mais dans le vague, afin d’éviter les gens dont elle ne voulait pas chez elle et dont elle devinait parfois, de loin, l’écueil menaçant. Nous nous avancions entre une double haie d’invités, lesquels sachant qu’ils ne connaîtraient jamais la duchesse voulaient au moins, comme une curiosité, la montrer à leur femme : « Ursule vite, vite, venez voir la duchesse de Guermantes qui cause avec ce jeune homme. » Et on sentait