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Page:Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes 02.djvu/107

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travaillait dans le jardin, et s’attirait ainsi les caresses du magnifique Laurent. Torrigiano, poussé par une jalousie effrénée, cherchait à l’ofFenser par tous les moyens possibles ; un jour ils en vinrent aux coups, et Torrigiano donna un coup de point si malheureux sur le nez de son adversaire, qu’il le brisa, et que Michel-Ange le porta brisé toute sa vie. Laurent, l’ayant appris, en conçut un si violent courroux que Torrigiano aurait reçu un grave châtiment s’il ne se fût enfui de Florence. Étant donc allé à Rome, où Alexandre VI faisait élever la tour Borgia, il y exécuta, en compagnie d’autres maîtres, de nombreux travaux de stuc[1]. Puis il se laissa entraîner par quelques jeunes gens florentins à prendre du service dans les troupes du duc de Valentinois, qui était en guerre avec les Romagnols, et, de sculpteur devenu soldat, il se comporta valeureusement dans la guerre de Romagne[2] (2). Il en fit autant sous Paolo Vitelli, dans la guerre de Pise[3], et se trouva avec Piero de’ Medici au fait d’armes du Garigliano[4], où il enleva un drapeau et reçut le nom de vaillant enseigne. Puis voyant que, malgré sa valeur, il n’obtiendrait jamais le grade de capitaine, et que, loin d’avoir retiré quelque profit de la guerre, il avait perdu un temps précieux, il retourna à la sculpture.

Des marchands florentins le conduisirent en Angleterre, où il exécuta pour le roi nombre d’ouvrages en marbre, en bronze[5] et en bois, en concurrence de maîtres de ce pays, auxquels il resta supérieur. Il obtint de si grandes récompenses que, s’il n’eût pas été inconsidéré, orgueilleux et sans frein, il eût pu mener une vie tranquille et faire une bonne fin, au contraire de ce qui lui arriva. D’Angleterre étant passé en Espagne, il fit de nombreux ouvrages très estimés et qui sont en divers endroits, entre autres un Crucifix en terre qui est la plus belle chose qui soit en Espagne. Dans un monastère des frères de Saint-Jérôme, hors de Séville, il fit un autre Crucifix, un saint Jérôme en pénitence, avec son lion[6], et une Vierge tenant l’Enfant Jésus, si belle que le duc d’Arcos lui en demanda une pareille. Pour l’obtenir, ce seigneur fit tant de promesses que Torrigiano crut sa fortune faite. Quand son travail fut terminé, le duc le paya avec une si grande quantité de maravédis (monnaie qui vaut peu ou rien), que Torrigiano, voyant arriver deux personnes chargées de ce poids, crut plus que jamais qu’il allait se trouver

  1. En 1493-1494.
  2. De 1493 à 1500.
  3. En 1498
  4. En 1503.
  5. Entre autres le tombeau du roi Henri VII et de la reine Elisabeth, à Westminster ; terminé en 1519.
  6. Le saint Jérôme existe encore au Musée de Séville.