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Page:Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes 02.djvu/336

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dans toutes ses actions, il est en peinture le cerveau le plus original, le plus capricieux, le plus prompt et le plus résolu, en un mot, le plus terrible esprit qu’ait jamais eu la peinture, comme on peut s’en rendre compte par toutes ses œuvres et par ses compositions fantastiques, faites par lui d’une manière différente et complètement en dehors de la voie suivie par les autres peintres. Il est allé plus loin que l’extravagance, par la bizarrerie de ses inventions, par l’étrangeté de ses fantaisies qu’il a mises à exécution au hasard et sans dessein ; il semble avoir voulu montrer que la peinture n’est pas un art sérieux. Parfois il a donné pour finies des ébauches si péniblement dégrossies que les coups de pinceau paraissent donnés au hasard et dans la fougue de la composition, plutôt que d’après un dessin et avec de l’attention. Il a pratiqué presque toutes les sortes de peinture, à fresque, à l’huile, le portrait d’après nature et à tous les prix, de manière qu’il a fait et fait encore la plupart des peintures que l’on exécute à Venise. Comme dans sa jeunesse il a montré un grand jugement dans une foule de belles productions, nul doute qu’il serait l’un des plus grands maîtres qu’ait jamais possédés Venise, s’il eût connu les rares qualités dont l’avait doué la nature, et s’il eût voulu les fortifier par l’étude et par le jugement, ainsi que l’ont fait ceux qui ont suivi les beaux exemples de ses prédécesseurs ; ce qui n’empêche pas qu’il soit un bon et brave peintre, d’un esprit éveillé, original et charmant.

Le Sénat ayant ordonné que Jacopo Tintoretto et Paolo Veronese, jeunes gens de grande espérance, peignissent chacun une histoire dans la Salle du Grand Conseil, ainsi qu’Orazio, fils de Titien[1], le Tintoretto représenta Frédéric Barberousse couronné par le pape, dans un décor magnifique, et, autour du pontife, un grand nombre de cardinaux, de gentilshommes vénitiens, peints d’après nature, avec, dans le bas, la musique du pape. Cette composition ne le cède ni à celle de Paolo, ni à celle d’Orazio ; le sujet de cette dernière est la bataille livrée, près du château Saint-Ange, aux Romains par les Allemands de Frédéric. Entre autres choses, on y voit un cheval en raccourci qui saute par-dessus un soldat ; mais on assure qu’Orazio fut aidé dans cet ouvrage par son père. Paolo Veronese, duquel nous avons déjà parlé dans la Vie de Sanmichele, représenta Frédéric Barberousse baisant la main de l’antipape Octavien[2], au mépris du pape Alexandre III. Outre cette histoire qui est très belle, il fit, au-dessus d’une fenêtre, quatre grandes

  1. Les œuvres de ces trois peintres périrent dans l’incendie de 1577.
  2. Erreur : Victor IV.