Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/29

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bien qu’il y a de bons remèdes, mais je ne sais s’il y a de bons médecins.

« Changeons de spectacle, poursuivit-il ; j’en ai de plus divertissants à vous montrer. Entendez-vous dans la sue un charivari ? Une femme de soixante ans a épousé ce matin un cavalier de dix-sept. Tous les rieurs du quartier se sont ameutés pour célébrer ces noces par un concert bruyant de bassins, de poëles et de chaudrons. — Vous m’avez dit, interrompit l’écolier, que c’était vous qui faisiez les mariages ridicules ; cependantnvous n’avez point de part à celui-là. — Non vraiment, répartit le boiteux, je n’avais garde de le faire, puisque je n’étais pas libre ; mais quand je l’aurais été, je ne m’en serais pas mêlé. Cette femme est scrupuleuse ; elle ne s’est remariée que pour pouvoir goûter sans remords des plaisirs qu’elle aime. Je ne forme point de pareilles unions ; je me plais bien davantage à troubler les consciences qu’à les rendre tranquilles.

— Malgré le bruit de cette burlesque sérénade, dit Zambullo, un autre, ce me semble, frappe mon oreille. — Celui que vous entendez, en dépit du charivari, répondit le boiteux, part d’un cabaret où il y a un gros capitaine flamand, un chantre français et un officier de la garde allemande, qui chantent en trio. Ils sont à table depuis huit heures du matin, et chacun d’eux s’imagine qu’il y va de l’honneur de sa nation d’enivrer les deux autres.

« Arrêtez vos regards sur cette maison isolée, vis-à-vis celle du chanoine ; vous verrez trois fameuses Galiciennes qui font la débauche avec trois hommes de la cour. — Ah ! qu’elles me paraissent jolies ! s’écria don Cléofas ; je ne m’étonne pas si les gens de qualité les courent. Qu’elles font de caresses à ceux-là ! il faut qu’elles soient bien amoureuses d’eux ! — Que vous êtes jeune ! répliqua l’esprit : vous ne connaissez guère ces sortes de dames ; elles ont le cœur encore plus fardé que le visage. Quelques démonstrations qu’elles fassent, elles n’ont pas la moindre amitié pour ces seigneurs : elles en ménagent un pour avoir sa protection, et les deux autres pour en tirer des contrats de rente. Il en est de même de toutes les coquettes. Les hommes ont beau se ruiner pour elles, ils n’en sont pas plus aimés ; au contraire, tout payeur est traité comme un mari : c’est une règle que j’ai établie dans les intrigues amoureuses ; mais laissons ces seigneurs savourer des plaisirs qu’ils achètent si cher, pendantnque leurs valets, qui les attendent dans la sue, se consolent dans la douce espérance de les avoir gratis.

— Expliquez-moi, de grâce, interrompit Léandro Perez, un autre tableau qui se présente à mes yeux. Tout le monde est encore sur pied dans cette grande maison à gauche. D’où vient que les uns rient à gorge déployée, et que les autres dansent ? On y célébre quelque fête apparemment ? — Ce sont des noces, dit le boiteux ; tous les domestiques sont dans la joie ; il n’y a pas trois jours que dans ce même hôtel on était dans une extrême affliction. C’est une histoire qu’il me prend envie de vous raconter : elle est un peu longue, à la vérité ; mais j’espère qu’elle ne vous ennuiera point. » En même temps il la commença de cette sorte.


CHAPITRE IV

Histoire des amours du comte de Belflor et de Léonor de Cespédes. Le comte de Belflor, un des plus grands seigneurs de la cour, était éperdument amoureux de la jeune Léonor de Cespédes. Il n’avait pas dessein de l’épouser ; la fille d’un simple gentilhomme ne lui paraissait pas un parti assez considérable pour lui. Il ne se proposait que d’en faire une maîtresse.

« Dans cette vue, il la suivait partout, et ne perdait pas une occasion de lui faire connaître son amour par ses regards ; mais il ne pouvait lui parler ni lui écrire, parce qu’elle était incessamment obsédée d’une duègne sévère et vigilante, appelée la dame Marcelle. Il en était au désespoir, et, sentant irriter ses désirs par les difficultés, il ne cessait de rêver aux moyens de tromper l’argus qui gardait son Io.

« D’un autre côté, Léonor, qui s’était aperçue de l’attention que le comte avait pour elle, n’avait pu se défendre d’en avoir pour lui ; et il se forma insensiblement dans son cœur une passion qui devint enfin très-violente. Je ne la fortifiais pourtant pas par mes tentations ordinaires, parce que le magicien qui me tenait alors prisonnier m’avait interdit toutes mes fonctions ; mais il suffisait que la nature s’en mêlât. Elle n’est pas moins dangereuse que moi ; toute la différence qu’il y a entre nous, c’est qu’elle corrompt peu à peu les cœurs, au lieu que je les séduis brusquement.

« Les choses étaient dans cette disposition, lorsque Léonor et son éternelle gouvernante, allant un matin à l’église, rencontrèrent une vieille femme qui tenait à la main un des plus gros chapelets qu’ait fabriqués l’hypocrisie. Elle les aborda d’un air doux et riant, et, adressant la parole à la duègne : « Le ciel vous conserve, lui dit-elle ; la sainte paix soit avec vous : permettez-moi de vous demander si vous n’êtes pas la dame Marcelle, la chaste veuve du feu seigneur Martin Rosette ? » La gouvernante répondit que oui. « Je vous rencontre donc fort à propos, lui dit la vieille, pour vous avertir que j’ai au logis un vieux parent qui voudrait