Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/58

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dise pourquoi la tête leur a tourné : allons de loge en loge, et commençons par les hommes.

« Le premier qui se présente, et qui paraît furieux, est un nouvelliste castillan, né dans le sein de Madrid, un bourgeois fier et plus sensible à l’honneur de sa patrie qu’un ancien citoyen de Rome. Il est devenu fou de chagrin d’avoir lu dans la Gazette que vingt-cinq Espagnols s’étaient laisse battre par un parti de cinquante Portugais.

« Il a pour voisin un licencié, qui avait tant d’envie d’attraper un bénéfice, qu’il a fait l’hypocrite à la cour pendantndix ans ; et le désespoir de se voir toujours oublié dans les promotions lui a brouillé la cervelle : mais ce qu’il y a d’avantageux pour lui, c’est qu’il se croit archevêque de Tolède. S’il ne l’est pas effectivement, il a du moins le plaisir de s’imaginer qu’il l’est ; et je le trouve d’autant plus heureux, que je regarde sa folie comme un beau songe, qui ne finira qu’avec sa vie, et qu’il n’aura point de compte à rendre en l’autre monde de l’usage de ses revenus.

« Le fou qui suit est un pupille ; son tuteur l’a fait passer pour insensé, dans le dessein de s’emparer pour toujours de son bien ; le pauvre garçon a véritablement perdu l’esprit de rage d’être enfermé. Après le mineur est un maître d’école, qui en est venu là pour s’être obstiné à vouloir trouver le paulo-post-futurum d’un verbe grec ; et le quatrième, un marchand dont la raison n’a pu soutenir la nouvelle d’un naufrage, après avoir eu la force de résister à deux banqueroutes qu’il a faites.

« Le personnage qui gît dans la loge suivante est le vieux capitaine Zanubio, cavalier napolitain, qui s’est venu établir à Madrid. La jalousie l’a mis dans l’état où Vous le voyez. Apprenez son histoire.

« Il avait une jeune femme, nommée Aurore, qu’il gardait à vue : sa maison était inaccessible aux hommes. Aurore ne sortait jamais que pour aller à la messe, et encore était-elle toujours accompagnée de son vieux Titon, qui la menait quelquefois prendre l’air à une terre qu’il a auprès d’Alcantara. Cependantnun cavalier, appelé don Garcie Pacheco, l’ayant vue par hasard à l’église, avait conçu pour elle un amour violent : c’était un jeune homme entreprenant et digne de l’attention d’une jolie femme mal mariée.

« La difficulté de s’introduire chez Zanubio n’en ôta pas l’espérance à don Garcie. Comme il n’avait pas encore de barbe, et qu’il était assez beau garçon, il se déguisa en fille, pris une bourse de cent pistoles, et se rendit à la terre du capitaine, où il avait su que ce mari devait aller incessamment avec sa femme. Il s’adressa à la jardinière, et lui dit d’un ton d’héroïne de chevalerie poursuivie par un géant : « Ma bonne, je viens me jeter entre vos bras ; je vous prie d’avoir pitié de moi. Je suis une fille de Tolède ; j’ai de la naissance et du bien ; mes parents me veulent marier à un homme que je hais : je me suis dérobée la nuit à leur tyrannie ; j’ai besoin d’un asile ; on ne viendra point me chercher ici ; permettez que j’y demeure jusqu’à ce que ma famille ait pris de plus doux sentiments pour moi. Voilà ma bourse, ajouta-t-il en la lui donnant ; recevez-la : c’est tout ce que je puis vous offrir présentement ; mais j’espère que je serai quelque jour plus en état de reconnaître le service que vous m’aurez rendu. »

« La jardinière, touchée de la fin de ce discours, répondit : « Ma fille, je veux vous servir ; je connais de jeunes personnes qui ont été sacrifiées à de vieux hommes, et je sais bien qu’elles ne sont pas fort contentes : j’entre dans leurs peines ; vous ne pouviez mieux vous adresser qu’à moi : je vous mettrai dans une petite chambre particulière, où vous serez sûrement. »

« Don Garcie passa quelques jours dans cette terre, fort impatient d’y voir arriver Aurore. Elle y vint enfin avec son jaloux, qui visita d’abord, selon sa coutume, tous les appartements, les cabinets, les caves et les greniers, pour voir s’il n’y trouverait point quelque ennemi de son honneur. La jardinière, qui le connaissait, le prévint, et lui conta de quelle manière une jeune fille lui était venue demander une retraite.

« Zanubio, quoique très-défiant, n’eut pas le moindre soupçon de la supercherie ; il fut seulement curieux de voir l’inconnue, qui le pria de la dispenser de lui dire son nom, disant qu’elle devait ce ménagement à sa famille, qu’elle déshonorait en quelque sorte par sa fuite : puis elle débita un roman avec tant d’esprit, que le capitaine en fut charmé. Il se sentit naître de l’inclination pour cette aimable personne : il lui offrit ses services, et, se flattant qu’il en pourrait tirer pied ou aile, il la mit auprès de sa femme.

« Dès qu’Aurore vit don Garcie, elle rougit et se troubla sans savoir pourquoi. Le cavalier s’en aperçut ; il jugea qu’elle l’avait remarqué dans l’église où il l’avait vue : pour s’en éclaircir, il lui dit, si tôt qu’il put l’entretenir en particulier : « Madame, j’ai un frère qui m’a souvent parlé de vous : il vous a vue un moment dans une église ; depuis ce moment, qu’il se rappelle mille fois le jour, il est dans un état digne de votre pitié. »

« À ce discours, Aurore envisagea don Garcie plus attentivement qu’elle n’avait fait encore, et lui répondit : « Vous ressemblez trop à ce frère, pour que je sois plus longtemps la dupe de votre stratagème ; je vois bien que vous êtes un cavalier déguisé. Je me souviens qu’un jour, pendantnque j’entendais