Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/61

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e, repris Asmodée, c’est de se voir hors d’état de continuer le même train.

« Venons présentement aux femmes, ajouta-t-il. — Comment donc ! s’écria l’écolier, je n’en vois que sept ou huit ! il y a moins de folles que je ne croyais. — Toutes les folles ne sont pas ici, dit le démon en souriant. Je vous porterai, si vous le souhaitez, tout à l’heure dans un autre quartier de cette ville, où il y a une grande maison qui en est toute pleine. — Cela n’est pas nécessaire, répliqua don Cléofas ; je m’en tiens à celles-ci. — Vous avez raison, reprit le boiteux : ce sont presque toutes des filles de distinction ; vous jugez bien, à la propreté de leurs loges, qu’elles ne sauraient être des personnes du commun. Je vais vous apprendre la cause de leurs folies.

« Dans la première loge est la femme d’un corrégidor, à qui la rage d’avoir été appelée bourgeoise par une dame de la cour a troublé l’esprit ; dans la seconde demeure l’épouse du trésorier général du conseil des Indes : elle est devenue folle de dépit d’avoir été obligée, dans une sue étroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui de la duchesse de Medina-Coeli. Dans la troisième fait sa résidence une jeune veuve de famille marchande, qui a perdu le jugement de regret d’avoir manqué un grand seigneur qu’elle espérait épouser ; et la quatrième est occupée par une fille de qualité, nommée dona Béatrix, dont il faut que je vous raconte le malheur.

« Cette dame avait une amie qu’on appelait dona Mencia : elles se voyaient tous les jours. Un chevalier de l’ordre de Saint-Jacques, homme bien fait et galant, fit connaissance avec elles, et les rendit bientôt rivales : elles se disputèrent vivement son cœur, qui pencha du côté de dona Mencia ; de sorte que celle-ci devint femme du chevalier.

« Dona Béatrix, fort jalouse du pouvoir de ses charmes, conçut un dépit mortel de n’avoir pas eu la préférence ; et elle nourrissait, en bonne Espagnole, au fond de son cœur, un violent désir de se venger, lorsqu’elle reçut un billet de don Jacinte de Romarate, autre amant de dona Mencia ; et ce cavalier lui mandait qu’étant aussi mortifié qu’elle du mariage de sa maîtresse, il avait pris la résolution de se battre contre le chevalier qui la lui avait enlevée.

« Cette lettre fut très-agréable à Béatrix, qui, ne voulant que la mort du pécheur, souhaitait seulement que don Jacinte ôtât la vie à son rival. Pendantnqu’elle attendait avec impatience une si chrétienne satisfaction, il arriva que son frère, ayant eu par hasard un différend avec ce même don Jacinte, en vint aux prises avec lui, et fut percé de deux coups d’épée, desquels il mourut. Il était du devoir de dona Béatrix de poursuivre en justice le meurtrier de son frère ; cependantnelle négligea cette poursuite pour donner le temps à don Jacinte d’attaquer le chevalier de Saint-Jacques ; ce qui prouve bien que les femmes n’ont point de si cher intérêt que celui de leur beauté. C’est ainsi qu’en use Passas, lorsqu’Ajax a violé Cassandre ; la déesse ne punit point à l’heure même le Grec sacrilége qui vient de profaner son temple ; elle veut auparavant qu’il contribue à la venger du jugement de Pâris. Mais, hélas ! dona Béatrix, moins heureuse que Minerve, n’a pas goûté le plaisir de la vengeance. Romarate a péri en se battant contre le chevalier, et le chagrin qu’a eu cette dame de voir son injure impunie a troublé sa raison.

« Les deux folles suivantes sont l’aieuse d’un avocat et une vieille marquise : la première, par sa mauvaise humeur, désolait son petit-fils, qui l’a mise ici fort honnêtement pour s’en débarrasser : l’autre est une femme qui a toujours été idolâtre de sa beauté ; au lieu de vieillir de bonne grâce, elle pleurait sans cesse en voyant ses charmes tomber en ruine ; et enfin, un jour, en se considérant dans une glace fidèle, la tête lui tourna.

— Tant mieux pour cette marquise, dit Léandro : dans le dérangement où est son esprit, elle n’aperçoit peut-être plus le changement que le temps a fait en elle. — Non, assurément, répondit le diable : bien loin de remarquer à présent un air de vieillesse sur son visage, son teint lui paraît un mélange de lis et de roses ; elle voit autour d’elle les Grâces et les Amours ; en un mot, elle croit être la déesse Vénus. — Hé bien, répliqua l’écolier, n’est-elle pas plus heureuse d’être folle que de se voir telle qu’elle est ? — Sans doute, répartit Asmodée. Oh ça, il ne nous reste plus qu’une dame à observer ; c’est celle qui habite la dernière loge, et que le sommeil vient d’accabler, après trois jours et trois nuits d’agitation ; c’est dona Emerenciana ; examinez-la bien : qu’en dites-vous ? — Je la trouve fort belle, répondit Zambullo. Quel dommage ! faut-il qu’une si charmante personne soit insensée ? Par quel accident est-elle réduite en cet état ? — Ecoutez-moi avec attention, répartit le boiteux, vous allez entendre l’histoire de son infortune.

« Dona Emerenciana, fille unique de don Guillem Stephani, vivait tranquille à Siguença dans la maison de son père, lorsque don Kimen de Lizana vint troubler son repos par les galanteries qu’il mit en usage pour lui plaire. Elle ne se contenta pas d’être sensible aux soins de ce cavalier : elle eut la faiblesse de se prêter aux ruses qu’il employa pour lui parler, et bientôt elle lui donna sa foi en recevant la sienne.

« Ces deux amants étaient d’une égale naissance ;