Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/63

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tous trois, pour mieux répondre du cavalier, qu’ils conduisirent à la terre de Stephani, située au village de Miédes, à quatre petites lieues de Siguença. Don Guillem partit un moment après dans un autre carrosse, avec sa fille, deux femmes de chambre, et une duègne rébarbative, qu’il avait fait venir chez lui l’après-dînée et prise à son service. Il emmena aussi tout le reste de ses gens, à la réserve d’un vieux domestique qui n’avait aucune connaissance du ravissement de Lizana.

« Ils arrivèrent tous avant le jour à Miédes. Le premier soin du seigneur Stephani fut de faire enfermer don Kimen dans une cave voûtée, qui recevait une faible lumière par un soupirail si étroit qu’un homme n’y pouvait passer ; il ordonna ensuite à Julio, son valet de confiance, de donner pour toute nourriture au prisonnier du pain et de l’eau, pour lit une botte de paille, et de lui dire chaque fois qu’il lui porterait à manger : « Tiens, lâche suborneur, voilà de quelle manière don Guillem traite ceux qui sont assez hardis pour l’offenser. » Ce cruel Sicilien n’en usa pas moins durement avec sa fille ; il l’emprisonna dans une chambre qui n’avait point de vue sur la campagne, lui ôta ses femmes, et lui donna pour geôlière la duègne qu’il avait choisie, duègne sans égale pour tourmenter les filles commises à sa garde.

« Il disposa donc ainsi des deux amants. Son intention n’était pas de s’en tenir là : il avait résolu de se défaire de don Kimen ; mais il voulait tâcher de commettre ce crime impunément, ce qui paraissait assez difficile. Comme il s’était servi de ses valets pour enlever ce cavalier, il ne pouvait pas se flatter qu’une action sue de tant de monde demeurerait toujours secrète. Que faire donc pour n’avoir rien à démêler avec la justice ? Il pris son parti en grand scélérat : il assembla tous ses complices dans un corps de logis séparé du château : il leur témoigna combien il était satisfait de leur zèle, et leur dit que, pour le reconnaître, il prétendait leur donner une bonne somme d’argent après les avoir bien régalés. Il les fit asseoir à une table, et au milieu du festin Julio les empoisonna par son ordre ; ensuite le maître et le valet mirent le feu au corps de logis, et avant que les flammes pussent attirer en cet endroit les habitants du village, ils assassinèrent les deux femmes de chambre d’Emerenciana et le petit page dont j’ai parlé, puis ils jetèrent leurs cadavres parmi les autres ; bientôt le corps de logis fut enflammé et réduit en cendres, malgré les efforts que les paysans des environs firent pour éteindre l’embrasement. Il fallait voir, pendantnce temps-là, les démonstrations de douleur du Sicilien : il paraissait inconsolable de la perte de ses domestiques.

« S’étant de cette manière assuré de la discrétion des gens qui auraient pu le trahir, il dit à son confident : « Mon cher Julio, je suis maintenant tranquille, et je pourrai, quand il me plaira, ôter la vie à don Kimen ; mais avant que je l’immole à mon honneur, je veux jouir du doux contentement de le faire souffrir : la misère et l’horreur d’une longue prison seront plus cruelles pour lui que la mort. » Véritablement, Lizana déplorait sans cesse son malheur ; et, s’attendantnà ne jamais sortir de la cave, il souhaitait d’être délivré de ses peines par un prompt trépas.

« Mais c’était en vain que Stephani espérait avoir l’esprit en repos après l’exploit qu’il venait de faire. Une nouvelle inquiétude vint l’agiter au bout de trois jours ; il craignait que Julio, en portant à manger au prisonnier, ne se laissât gagner par des promesses ; et cette crainte lui fit prendre la résolution de hâter la perte de l’un et de brûler ensuite la cervelle à l’autre d’un coup de pistolet. Julio, de son côté, n’était pas sans défiance, et, jugeant que son maître, après s’être défait de don Kimen, pourrait bien le sacrifier aussi à sa sûreté, conçut le dessein de se sauver une belle nuit avec tout ce qu’il y avait dans la maison de plus facile à emporter.

« Voilà ce que ces deux honnêtes gens méditaient chacun en son petit particulier, lorsqu’un jour ils furent surpris l’un et l’autre, à cent pas du château, par quinze ou vingt archers de la Sainte-Hermandad, qui les environnèrent tout à coup, en criant : De par le roi et la justice. À cette vue don Guillem pâlit et se troubla : néanmoins, faisant bonne contenance, il demanda au commandantnà qui il en voulait. « À vous-même, lui répondit l’officier : on vous accuse d’avoir enlevé don Kimen de Lizana : je suis chargé de faire dans ce château une exacte recherche de ce cavalier, et de m’assurer même de votre personne. » Stephani, par cette réponse, persuadé qu’il était perdu, devint furieux ; il tira de ses poches deux pistolets, dit qu’il ne souffrirait point qu’on visitât sa maison, et qu’il allait casser la tête au commandantn s’il ne se retirait promptement avec sa troupe. Le chef de la sainte confrérie, méprisant la menace, s’avança sur le Sicilien, qui lui lâcha un coup de pistolet et le blessa au visage ; mais cette blessure coûta bientôt la vie au téméraire qui l’avait faite ; car deux ou trois archers firent feu sur lui dans le moment, et le jetèrent par terre roide mort, pour venger leur officier. À l’égard de Julio, il se laissa prendre sans résistance, et il ne fut pas besoin de l’interroger pour savoir de lui si don Kimen était dans le château : ce valet avoua tout ; mais voyant son maître sans vie, il le chargea de toute l’iniquité.