Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/71

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quelque chose. Son cuisinier fut impatient de recevoir son legs.

« Il repose dans le quatrième mausolée un courtisan qui ne s’est jamais fatigué qu’à faire sa cour ; on le vit, pendantnsoixante ans, tous les jours au lever, au dîner, au souper et au coucher du roi, qui le combla de bienfaits pour récompenser son assiduité. — Au reste, dit don Cléofas, ce courtisan était-il homme à rendre service ? — À personne, répondit le diable : il promettait volontiers de faire plaisir ; mais il ne tenait jamais ses promesses. — Le misérable ! répliqua Léandro : si l’on voulait retrancher de la société civile les hommes qui y sont de trop, il faudrait commencer par les courtisans de ce caractère-là.

— Le cinquième tombeau, repris Asmodée, renferme la dépouille mortelle d’un seigneur zélé pour la nation espagnole, et jaloux de la gloire de son maître : il fut toute sa vie ambassadeur à Rome ou en France, en Angleterre ou en Portugal ; il se ruina si bien dans ses ambassades, qu’il n’avait pas de quoi se faire enterrer quand il mourut ; mais le roi en fit la dépense pour reconnaître ses services.

« Passons aux monuments qui sont de l’autre côté. Le premier est celui d’un gros négociant qui laissa de grandes richesses à ses enfants ; mais, de peur qu’elles ne leur fissent oublier de qui ils étaient sortis, il fit graver sur son tombeau son nom et sa qualité, ce qui ne plaît guère aujourd’hui à ses descendantn.

« Le mausolée qui suit, et qui surpasse tous les autres en magnificence, est un morceau que les voyageurs regardent avec admiration. — En effet, dit Zambullo, il me paraît admirable : je suis enchanté surtout de ces deux représentations qui sont à genoux ; voilà des figures bien travaillées ! que le sculpteur qui les a faites était un habile ouvrier ! Mais apprenez-moi, de grâce, ce que les personnes qu’elles représentent ont été pendantnleur vie. »

Le boiteux repris : « Vous Voyez un duc et son épouse : ce seigneur était grand sommelier du corps ; il remplissait sa charge avec honneur, et sa femme vivait dans une haute dévotion. Il faut que je vous rapporte un trait de cette bonne duchesse : vous le trouverez un peu gaillard pour une dévote. Le voici :

« Cette dame avait pour directeur, depuis longtemps, un religieux de la Merci, nommé don Jérôme d’Aguilar, homme de bien et fameux prédicateur : elle en était très-satisfaite, lorsqu’il parut à Madrid un dominicain qui se mit à prêcher de façon que tout le peuple en fut enchanté. Ce nouvel orateur s’appelait le frère Placide : on courait à ses sermons comme à ceux du cardinal Ximenés, et, sur sa réputation, la cour, ayant voulu l’entendre, en fut encore plus contente que la ville.

« Notre duchesse se fit d’abord un point d’honneur de tenir bon contre la renommée, et de résister à la curiosité d’aller juger par elle-même de l’éloquence du frère Placide. Elle en usait ainsi pour prouver à son directeur qu’en pénitente délicate et sensible, elle entrait dans les sentiments de dépit et de jalousie que ce nouveau venu pouvait lui causer. Il n’y eut pourtant pas moyen de s’en défendre toujours ; le dominicain fit tant de bruit, qu’elle céda enfin à la tentation de le voir : elle le vit, l’entendit prêcher, le goûta, le suivit, et la petite inconstante forma le projet de se mettre sous sa direction.

« Il fallait auparavant se débarrasser du religieux de la Merci ; cela n’était pas facile : un guide spirituel ne se quitte pas comme un amant ; une dévote ne veut point passer pour volage, ni perdre l’estime d’un directeur qu’elle abandonne. Que fit la duchesse ? elle alla trouver don Jérôme, et lui dit d’un air aussi triste que si elle eût été véritablement affligée : « Mon père, je suis au désespoir : vous me Voyez dans un étonnement, dans une affliction, dans une perplexité d’esprit inconcevable. — Qu’avez-vous donc, Madame ? répondit d’Aguilar. — Le croirez-vous ? repris-elle ; mon mari, qui a toujours eu une parfaite confiance en ma vertu, après m’avoir vue si longtemps sous votre conduite sans faire paraître la moindre inquiétude sur la mienne, se livre tout à coup à des soupçons jaloux, et ne veut plus que vous soyez mon directeur. Avez-vous jamais ouï parler d’un pareil caprice ? j’ai eu beau lui reprocher qu’il offensait avec moi un homme d’une piété profonde et délivré de la tyrannie des passions, je n’ai fait qu’augmenter sa défiance en prenant votre parti. »

« Don Jérôme, malgré tout son esprit, donna dans ce rapport ; il est vrai qu’elle le lui avait fait avec des démonstrations à tromper toute la terre. Quoique fâché de perdre une pénitente de cette importance, il ne laissa pas de l’exhorter à se conformer aux volontés de son époux ; mais Sa Révérence ouvrit enfin les yeux, et fut au fait lorsqu’elle appris que cette dame avait choisi le frère Placide pour directeur.

« Après ce grand sommelier du corps et son adroite épouse, continua le diable, un mausolée plus modeste recèle depuis peu de temps le bizarre assemblage d’un doyen du conseil des Indes et de sa jeune femme. Ce doyen, dans sa soixante-troisième année, épousa une fille de vingt ans ; il avait d’un premier lit deux enfants, dont il était prêt à signer la ruine, lorsqu’une apoplexie l’emporta : sa femme mourut vingt-quatre heures après lui, de regret qu’il ne fût pas mort trois jours plus tard.