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CHAPITRE XII. 57

rêter au peu de bien qu’elle avoit, ni à l’inégalité de nos conditions : j’étois charmé de mon bonheur ; et pour mieux goûter le plaisir de posséder une personne que j’aimois, je la menai, peu de jours après mon mariage, à une terre que j’ai à quelques lieues de Tolède.

Nous y vivions tous deux dans une union charmante, lorsque le duc de Naxera, dont le château est dans le voisinage de ma terre, vint, un jour qu’il chassoit, se rafraîchir chez moi. U vit ma femme, et en devint amoureux : je le crus du moins ; et ce qui acheva de me le persuader, c’est qu’il rechercha bientôt mon amitié avec empressement ; ce qu’il avoit jusque-là fort négligé : il me mit de ses parties de chasse, me fit force présents, et encore plus d’offres de services.

Je fus d’abord alarmé de sa passion ; je pensai retourner à Tolède avec mon épouse ; et le ciel sans doute m’inspiroit cette pensée : effectivement, si j’eusse ôté au duc toutes les occasions de voir ma femme, j’aurois évité tous les malheurs qui me sont arrivés ; mais la confiance que j’avois en elle me rassura. Il me parut qu’il n’étoit pas possible qu’une personne que j’avois épousée sans dot, et tirée d’un état obscur, fût assez ingrate pour oublier mes bontés. Hélas ! que je la connoissois mal ! l’ambition et la vanité, qui sont deux choses si naturelles aux femmes, étoient les plus grands défauts de la mienne.

Dès que le duc eut trouvé moyen de lui apprendre ses sentiments, elle se sut bon gré d’avoir fait une conquête si importante. L’attachement d’un homme que l’on traitoit d’Excellence chatouilla son orgueil, et remplit son esprit de fastueuses chimères : elle s’en estima davantage, et m’en aima moins. Ce que j’avois fait pour elle, au lieu d’exciter sa reconnoissance, ne fit plus que m’attirer ses mépris : elle me regarda comme un mari indigne de sa beauté, et il lui sembla que si ce grand seigneur, qui étoit épris de ses charmes, l’eût vue avant son mariage, il n’auroit pas manqué de l’épouser. Enivrée de ces folles idées, et séduite par quelques présents qui la flattoient, elle se rendit aux secrets empressements du duc.

Ils s’écrivoient assez souvent, et je n’avois pas le moindre soupçon de leur intelligence ; mais enfin je fus assez malheureux pour sortir de mon aveuglement. Un jour je revins de la chasse de meilleure heure qu’à l’ordinaire : j’entrai dans l’appartement de ma femme ; elle ne m’attendoit pas si tôt : elle venoit de recevoir une lettre du duc, et se préparoit à lui faire réponse. Elle ne put cacher son trouble à ma vue : j’en frémis, et voyant sur une table du papier et de l’encre, je jugeai qu’elle me trahissoit. Je la pressai de me montrer ce qu’elle écrivoit ; mais elle s’en défendit ; de sorte que je fus oblige d’employer jusqu’à la violence pour satisfaire ma jalouse curiosité : je tirai de son sein, malgré toute sa résistance, une lettre qui contenoit ces paroles :

« Languirai-je toujours dans l’attente d’une » seconde entrevue ? Que vous êtes cruelle de me » donner les plus douces espérances, et de tant » tarder à les remplir ! Don Juan va tous les jours » à la chasse ou à Tolède : ne devrions-nous pas » profiter de ces occasions ? Ayez plus d’égard à » la vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi, » madame : songez que si c’est un plaisir d’obtenir » ce qu’on désire, c’est un tourment d’en attendre » long-temps la possession. »

Je ne pus achever de lire ce billet sans être transporté de rage : je mis la main sur ma dague, et, dans mon premier mouvement, je fus tenté d’ôter la vie à l’infidèle épouse qui m’ôtoit l’honneur ; mais, faisant réflexion que c’étoit me venger à demi, et que mon ressentiment demandoit encore une autre victime, je me rendis maître de ma fureur : je dissimulai : je dis à ma femme, avec le moins d’agitation qu’il me fut possible : Madame, vous avez eu tort d’écouter le duc : l’éclat de son rang ne devoit point vous éblouir ; mais les jeunes personnes aiment le faste : je veux croire que c’est là tout votre crime, et que vous ne m’avez point fait le dernier outrage ; c’est pourquoi j’excuse votre indiscrétion, pourvu que vous rentriez dans votre devoir, et que désormais, sensible à ma seule tendresse, vous ne songiez qu’à la mériter.

Après lui avoir tenu ce discours, je sortis de son appartement, autant pour la laisser se remettre du trouble où étoient ses esprits, que pour chercher la solitude dont j’avois besoin moi-même pour calmer la colère qui m’enflammoit. Si je ne pus reprendre ma tranquillité, j’affectai du moins un air tranquille pendant deux jours ; et le troisième, feignant d’avoir à Tolède une affaire de la dernière conséquence, je dis à ma femme que j’étois obligé de la quitter pour quelque temps, et que je la priois d’avoir soin de sa gloire pendant mon absence.

Je partis ; mais, au lieu de continuer mon chemin vers Tolède, je revins secrètement chez moi à l’entrée de la nuit, et me cachai dans la chambre d’un domestique fidèle, d’où je pouvois voir tout ce qui entroit dans ma maison. Je ne doutois point que le duc n’eût été informé de mon départ, et je m’imaginois qu’il ne mauqueroit pas de vouloir profiter de la conjoncture : j’espérois les surprendre ensemble ; je me promettois une entière vengeance.

Néanmoins je fus trompé dans mon attente ; loin de remarquer qu’on se disposât au logis à recevoir un galant, je m’aperçus au contraire.