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sur les bateaux, ils se laissèrent aller à la dérive. Après quelque temps, le mugissement de cascades et de cataractes retentit à leurs oreilles, et avant de pouvoir se préserver du danger, ils filaient au milieu des rapides. Trois des bateaux furent mis en pièces et leur contenu fut perdu. Six hommes furent jetés à l’eau, mais heureusement sauvés. Sur un parcours de soixante-dix milles, ce fut une succession de chutes et de rapides, jusqu’à ce qu’enfin, par un secours providentiel, la troupe arriva à Sertigan, le premier établissement français.

— Sauvés ! s’écria Zulma.

— Et comment les Américains furent-ils traités là ? demanda le sieur Sarpy avec une grande curiosité.

— En amis. Je dois dire, avec gratitude, que nos hommes harassés de fatigue y reçurent un abri et des provisions des paysans français qui acceptèrent volontiers notre papier-monnaie continental qu’ils regardent comme de bonne valeur. Sans leur aide, nous aurions tous péri.

— Le reste de l’armée ne suivit pas immédiatement ?

— Elle ne le pouvait pas. Il nous fallait attendre de notre commandant des provisions sans lesquelles nous serions morts de faim. Nous mangeâmes des racines crues, qu’il nous fallait déterrer sur le bord de la rivière. Nous tuâmes tous nos chiens pour les manger. Nous lavâmes nos mocassins de peau d’orignal, raclâmes le sable et les ordures, puis nous les fîmes bouillir dans un chaudron et nous bûmes le mucilage ainsi produit. Quand les premiers sacs de farine et les premiers animaux de boucherie nous arrivèrent de Sertigan, nous avions, pour la plupart, été quarante-huit heures sans manger. Ainsi restaurés, encouragés par l’amitié des paysans français et renforcés par une bande de quarante Norridgewocks, sous la conduite de leurs chefs Natanis et Sabatis, qui devaient nous servir de guides le reste du voyage, nous reprîmes notre marche et arrivâmes à Lévis deux mois après notre départ de Cambridge.

— Ce fut une marche épique ! s’écria Zulma en se levant de son siège et en versant du vin dans les verres. Le sieur Sarpy but à la santé de son hôte un verre de Bourgogne et le compliment était mérité. Cette marche de l’armée continentale fut l’une des plus remarquable et des plus héroïques que les annales de l’histoire aient enregistrées.