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les bastonnais

Québec et commandant des forces dans la capitale durant l’absence de Guy Carleton, capitaine général et gouverneur en chef, était un homme d’habitudes sociables.

Pendant plusieurs années, il avait présidé un cercle d’amis choisis, hommes de fortune et de position, dans la vieille cité. Ils étaient connus sous le nom de barons de la table ronde. Il était de règle invariable, parmi eux, de dîner ensemble une fois la semaine. Dans ces réunions, ils rappelaient la mémoire des temps passés et tenaient des festins dignes du fameux intendant Bigot lui-même. Ils étaient au nombre de vingt-quatre, et il arriva que, dans l’espace de cinq ans, aucun d’entre eux ne fut absent du banquet hebdomadaire — circonstance remarquable bien digne de l’attention de ceux qui étudient les curiosités mathématiques du chapitre des accidents.

Le 9 de novembre était un soir de dîner. Le lieutenant-gouverneur avait eu un moment d’hésitation à ce sujet. Il s’était demandé s’il était bien convenable de donner ce festin en un pareil moment ; mais toutes les objections avaient bientôt été noyées dans un flot de valides raisons en faveur du repas accoutumé.

D’abord, Son Excellence avait été plus qu’à l’ordinaire accablée par les devoirs de sa charge durant les deux derniers jours. Ce jeune Hardinge l’avait tenu occupée autant qu’elle pouvait l’être. Ensuite, bien que les citoyens de Québec ne connussent réellement rien du véritable état des choses, ils n’en faisaient pas moins toutes sortes de conjectures, et si le dîner n’avait pas lieu, les cancans s’empareraient aussitôt de cette omission insolite qu’ils interpréteraient comme le plus fâcheux pronostic de troubles imminents. D’un autre côté, si le banquet était retardé d’un jour ou deux, ce vilain Arnold pouvait arriver et l’empêcher tout à fait. Cramahé arpentait son salon de long en large, se frottant les mains et souriant lorsque les bonnes raisons en faveur de son dîner lui venaient à l’esprit. S’il avait été sérieux, au lieu d’être l’homme futile qu’il était, ses doutes auraient été bientôt dissipés par l’arrivée presque simultanée des barons. Ils firent leur entrée par la grande porte et le hall illuminé, en habits de nuance claret, jabots et manchettes de dentelles, culottes de velours, bas de soie, souliers à boucles d’argent et perruques poudrées, tenant de leur main gauche leurs cannes à pommeaux d’or et saluant leur hôte en inclinant gracieusement de la main droite leurs tricornes à plumes.

Jamais assemblée plus aristocratique n’avait gravi les escaliers de marbre du palais de Versailles.