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les bastonnais

je passe, je suis persuadé que vous êtes innocent de l’accusation de trahison et d’espionnage à mon égard que j’ai fait peser sur vous dans mon indignation et mon désespoir. Nous sommes à la veille d’importants événements. Dans quelques jours, la guerre avec toutes ses anxiétés et toutes ses horreurs sera déchaînée sur nous. Vous avez de grands devoirs à remplir, comme soldat et comme citoyen. Remplissez-les avec toute l’énergie de votre nature. Ces devoirs sont sacrés. Je suivrai votre conduite avec le plus profond intérêt. Vos succès seront une source de plaisir personnel pour moi et j’espère sincèrement qu’il ne vous arrivera aucun mal.

Roderick fut profondément touché de ces paroles cordiales, qui étaient pour lui plus qu’une réparation pour tout ce qu’il avait souffert durant l’entrevue. Il se réjouit aussi de la perspicacité dont il avait fait preuve en devinant la vraie cause de l’erreur commise par M. Belmont. Il était regrettable, en vérité, que les lettres d’Arnold qu’il avait remises au lieutenant-gouverneur eussent impliqué M. Belmont, supposé qu’il fût réellement impliqué, ce dont il n’avait encore aucune preuve ; mais elles avaient été le moyen de réveiller les autorités et de leur faire voir enfin le péril qui menaçait Québec. C’était là une digne compensation pour ce qu’il avait souffert. Mais il était une autre compensation après laquelle il soupirait, bien que l’heure fût fort avancée et qu’il dût retourner à son quartier. S’approchant plus près de M. Belmont, avec un sourire empreint d’une pointe de malice, il lui dit :

— J’ai à vous remercier, Monsieur, des bonnes paroles que vous m’avez adressées. Je les regarde comme la réparation que je vous savais prêt à faire, dès que vous connaîtriez les faits ; mais vous me pardonnerez de vous dire qu’il manque quelque chose pour rendre la réparation complète.

M. Belmont témoigna d’abord quelque surprise, mais quand il vit l’expression des traits de Roderick, il comprit aussitôt l’allusion et répliqua avec une bonne humeur et une vivacité toutes françaises :

— Oh ! sans doute, il y a une femme dans l’affaire. Vous voulez être aussi réhabilité aux yeux de Pauline. Ce n’est que justice et cela sera fait. Je lui ai fait part de tous mes soupçons à votre égard et lui ai répété toutes mes accusations contre vous. Mais à propos, cela me rappelle que je n’ai jamais parlé de tout cela à personne. Comment donc, je vous prie, la nouvelle vous en est-elle parvenue ! Vous devez l’avoir apprise avant de venir ici ce soir.

— Oui, Monsieur, et c’est expressément pour cela que je suis venu.

— Qui donc peut bien vous en avoir parlé ?

Hardinge ne put retenir un joyeux éclat de rire. Dans le corridor, une voix argentine lui fit écho.

— En vérité, la trahison est partout, s’écria gaiement M. Belmont. Les pires ennemis d’un homme sont les membres de sa propre famille.

Tout en parlant, il s’avança rapidement vers la porte, qu’il ouvrit toute grande. Pauline était devant lui, les yeux tout en larmes ; mais un sourire d’ineffable joie se jouait sur ses blanches lèvres.

— Ne m’embrassez pas ; ne me parlez pas, dit M. Belmont avec une gravité simulée. Je ne veux entendre aucune explication. Arrangez cette affaire avec Monsieur que voici. S’il vous pardonne, comme il a pardonné à votre père, je verrai ce que je peux faire pour vous.