Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/40

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Les bâtiments de l’usine, couleur de brique sale, les toits de zinc, le sol de l’avenue principale, noyés de brume grisâtre, se brouillaient encore sous les blancheurs douteuses d’une neige fondante de mars. Une rumeur sourde, continue, montait des halls énormes pleins de machines en activité. L’air bourdonnait. Une vibration se propageait à travers les murs, les vitres, les planchers, tout frémissants d’une vie secrète. Robert aurait pu ressentir l’exaltation orgueilleuse d’être le cerveau pour lequel palpitaient les multiples organes de ce corps gigantesque. Mais une oppression lui venait du ciel bas, fuligineux, dont les lourdes houles grises, effilochées en flocons, semblaient vouloir tout submerger.

— « Sapristi ! qu’il doit faire bon là-bas, sur la grande terrasse des beaux-parents de Sernhac, avec du bleu sur la tête, et le bleu de la Méditerranée en face de soi ! Décidément, je vais me donner deux jours de vacances, pour aller rassurer Lucienne et voir ce que c’est que cette rougeole du gamin. »

Il s’assit, posa le doigt sur la sonnerie du téléphone.

Le joli appareil, avec l’élégance de ses nickels et du palissandre luisant, devenait presque un objet de luxe dans cette pièce meublée comme un bureau de sous-chef. Une table en bois noir, avec son carré de drap vert sous la plaque en cristal, des chaises de canne, et, sur les murs, des diplômes, des plans, des affiches de réclame : tel était le sanctuaire laborieux de ce jeune homme, dont chaque fin de mois se soldait par un million à douze cent mille francs, payés à ses ouvriers, à ses ingénieurs, à son haut personnel, à la société d’électricité qui lui fournissait la force motrice, aux agences de publicité, aux producteurs de ses matières premières.

Il avait à peine formulé sa demande au téléphoné que celui qu’il appelait se présenta.

C’était son directeur général, Eugène Sorbelin. Un homme de trente-quatre ans, assez beau garçon avec sa barbe couleur tabac d’Orient, très bien taillée et soignée, ses traits un peu gras de coquette blonde, ses yeux d’ambre, au regard intelligent, mais opaque, impénétrable.