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dure aux opprimés, aux souffrants : la pitié, la douceur, la patience, l’industrie, l’humilité, la bienveillance ; le « bon » qui était le guerrier redoutable et fort dans la morale de maîtres, devient dans celle des esclaves l’homme pacifique et débonnaire, un peu méprisable même parce que trop inoffensif — trop « bonhomme ».


III


Suivons d’un peu plus près la genèse de la table des valeurs admises par les esclaves : c’est dans ce milieu, en effet, que sont nés la morale et la religion chrétiennes sur qui repose tout le système des valeurs modernes.

La horde des esclaves, le troupeau des faibles, des déshérités, des dégénérés de toute sorte trouve son chef naturel dans le prêtre. Qu’est-ce que le prêtre ?

Le prêtre doit être lui-même un dégénéré pour pouvoir comprendre les besoins de sa tribu de malades, pour supporter de vivre parmi eux. Mais il doit avoir conservé intact son instinct de domination, afin qu’il puisse gagner la confiance des souffrants, leur inspirer de la crainte, devenir leur gardien, leur soutien, leur tyran, leur dieu. Sa mission consiste d’abord à défendre le troupeau des faibles contre les forts. À ce titre il sera l’ennemi juré des maîtres ; contre eux, il usera sans scrupule de tous les moyens, en particulier des armes du faible, la ruse et le mensonge ; il se fera lui-même une « bête de proie » — et une bête de proie presque aussi redoutable que celles qu’il combat. Mais ce n’est pas tout : il doit en outre défendre le troupeau contre lui-même, contre les mauvais sentiments qui éclosent naturellement dans toutes les agglomérations de malades ; il combat avec sagesse et dureté tout commencement d’anarchie, tout symptôme de dissolution ; il manipule adroitement ce dan-