Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/122

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« Ils sont misérables, cela ne fait pas un doute, tous ces trotte-menu et faux-monnayeurs, encore qu’ils se tiennent chaud l’un l’autre, — mais ils me disent que leur misère est le signe que Dieu les distingue et les choisit ; ne bat-on pas les chiens qu’on aime le mieux — ; peut-être cette misère n’est-elle qu’une préparation, un temps d’épreuve, une école… peut-être est-elle mieux encore : quelque chose, qui un jour sera pavé avec de formidables intérêts en or — non — en bonheur. Ils appellent cela la « félicité ».

Et puis !

« Maintenant ils me donnent à entendre qu’ils ne sont pas seulement meilleurs que les Puissants et les Maîtres de la terre dont ils doivent lécher les crachats (non par peur, oh non, pas du tout par peur, mais parce que Dieu ordonne de respecter toute autorité), — mais qu’ils sont aussi mieux lotis qu’eux, ou que, du moins, ils seront un jour mieux lotis qu’eux. Assez ! assez ! je n’y tiens plus. De l’air, de l’air ! Cette échoppe où l’on fabrique l’idéal — il me semble qu’elle pue le mensonge à plein nez.

— Non ! un moment encore ! Vous ne nous avez rien dit du chef-d’œuvre de ces nécromanciens qui savent muer toute noirceur en blancheur, lait et innocence : — N’avez-vous pas remarqué quel est leur raffinement suprême, leur tour de main le plus audacieux, le plus fou, le plus délié, le plus artificieux ? Faites attention ! Ces cloportes gonflés d’envie et de haine — que font-ils précisément de l’envie et de la haine ? Avez-vous entendu ces mots dans leur bouche ? Auriez-vous l’idée, à n’écouter que leurs discours, que vous êtes parmi les hommes du ressentiment ?…

« Je comprends, j’ouvre encore une fois mes oreilles (hélas ! et me bouche le nez). Maintenant seulement je saisis ce qu’ils disaient depuis longtemps déjà : « Nous, les Bons, nous sommes les Justes » ; ce qu’ils demandent, ils ne l’appellent pas la revanche, mais « le triomphe de la justice » ; ce qu’ils haïssent, ce n’est pas leur ennemi, non ! ils haïssent l’iniquité, l’impiété ; la foi qui les anime n’est pas l’espoir de la vengeance, l’ivresse de la douce vengeance ( — « plus douce que le miel », disait déjà Homère), mais la « victoire de Dieu, du Dieu juste sur les impies » ; et ceux qu’ils aiment en ce monde ne sont pas leurs frères par la haine mais leurs « frères par l’amour », comme ils disent, tous les Bons et les Justes de cette terre. »

— Et comment nomment-ils cette fiction qui les console de