Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/130

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est donc sûr de rencontrer un minimum de résistance, de remporter un succès sans le moindre danger pour lui. La pitié est donc une vertu d’âmes médiocres et qui est sans inconvénients quand elle s’exerce sur des âmes médiocres elles aussi. Elle devient par contre un manque d’égards, presque une vilenie, dès qu’elle s’adresse à une âme noble. L’âme noble dissimule ses chagrins, ses souffrances, ses infirmités ; elle se défend contre la bonne volonté comme contre la mauvaise volonté ; l’homme souffrant, disgracié, hideux a donc le droit de haïr les témoins indiscrets de sa misère et de sa laideur, ceux qui ne rougissent pas de regarder ce qui devait rester caché à tous les yeux et accablent un malheureux d’une pitié qu’il n’a pas demandée.

Mais il y a plus : la pitié n’est pas seulement un sentiment peu intéressant ; elle est aussi un sentiment déprimant. Supposons un instant la religion de la souffrance humaine généralisée parmi les hommes. Qu’arrivera-t-il ? La somme totale de souffrance, loin d’avoir diminué, se trouvera augmentée, chacun, outre ses maux personnels, devant prendre sa part des maux d’autrui. La pitié est ainsi un principe affaiblissant pour l’instinct vital : elle aggrave la déperdition de forces qu’occasionne déjà la souffrance ; elle rend la douleur contagieuse.

Un inconvénient plus grave encore de la religion de la pitié c’est quelle contrarie l’action normale de la loi de sélection qui tend à faire disparaître les êtres mal conformés et qui par suite ont peu de chances de sortir victorieux du combat pour l’existence. Toute religion de la pitié, comme par exemple le christianisme, tend à protéger l’existence des dégénérés. C’est là d’ailleurs la cause principale du succès que ces religions ont obtenu de tout temps : les faibles et les malades sont en effet légion tandis que l’homme parfaitement sain et bien réussi sous tous les rapports constitue une exception. Dans toutes les espèces animales supérieures on constate une majorité