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vers les chefs véritablement aptes à la commander. En règle générale ceux qui gouvernent aujourd’hui, n’exercent le pouvoir qu’avec une sorte de remords intime, tant les valeurs de la morale d’esclave sont universellement admises. Pour se défendre de leur mauvaise conscience, ils ont recours à d’hypocrites sophismes et cherchent à mettre leur situation privilégiée d’accord avec les préceptes de la morale régnante : ils se regardent comme les exécuteurs d’ordres émanés d’une puissance supérieure (la tradition, la loi, Dieu), comme les « premiers serviteurs du pays » ou les « instruments du bien commun[1] ».

Le même instinct niveleur se montre aussi dans la manière dont l’Européen d’aujourd’hui envisage les rapports de l’homme et de la femme[2].

Nietzsche regarde comme une loi nécessaire l’inégalité naturelle des sexes — inégalité qui a sa raison d’être, selon lui, dans ce fait que l’amour n’a pas la même importance pour l’homme que pour la femme. Il n’est, en effet, dans la vie de l’homme, qu’un simple épisode. Chez lui, l’instinct le plus fort c’est le désir de puissance, la volonté d’étendre toujours plus loin sa domination. La lutte incessante contre les forces de la nature et contre les volontés rivales des autres hommes, l’affirmation constante de sa personnalité, telle est la grande tâche qui demande son temps et ses efforts. S’il s’adonnait uniquement à l’amour, s’il consacrait toute sa vie, toutes ses pensées, toute son activité à la femme aimée, il ne serait plus qu’un esclave et un lâche, indigne du nom d’homme et de l’amour d’une vraie femme. L’amour et l’enfant sont tout, au contraire, dans la vie de la femme. « Tout dans la vie de la femme est énigme, enseigne Zarathustra, et tout dans la femme a une

  1. W. VII, 130 ; cf. VI, 248.
  2. Le développement qui suit est en grande partie emprunté à un article que j’ai publie sur ce sujet dans Cosmopolis, mai 1897, p. 400 ss.