Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/147

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a abjuré toutes les croyances consolantes, brisé toutes les idoles, perdu la foi dans les grands noms et les grands mots, et qui, finalement, a perdu de vue le but, et erre, sans amour, sans désir, sans patrie à travers l’univers désolé et muet. Pour elle le prophète, si dur à l’ordinaire trouve des accents de douloureuse pitié.

« Tu es mon ombre, » dit-il avec tristesse.

« Le péril que tu cours n’est pas petit, ô libre esprit, ô voyageur ! Tu as eu une journée mauvaise ; prends garde que le soir ne soit pire encore pour toi !

« À des volages, comme toi, une prison même finit par sembler un bien. Vis-tu jamais comme dorment des malfaiteurs enfermés ? Ils dorment tranquillement, ils jouissent de leur nouvelle sécurité.

« Prends bien garde qu’en fin de compte tu ne deviennes le prisonnier d’une croyance étroite, d’une illusion dure et rigoureuse ! Pour toi désormais tout ce qui est étroit et solide est une tentation, une séduction.

« Tu as perdu le but !… Et ainsi — tu as aussi perdu ton chemin !

« Pauvre âme errante, voltigeante, papillon fatigué[1] !… »

Mais la science ne produit pas seulement des « objectifs » et des sceptiques elle a aussi ses hommes de foi. Elle ne se contente pas toujours de constater des faits et de dire : que sais-je ? Elle entend aussi parfois exprimer des volontés, proclamer une table des valeurs. Mais comment s’y prend-elle dans ce cas ?

« Dans toute philosophie, dit Nietzsche, il vient un moment où la conviction du philosophe parait sur la scène, où pour parler la langue d’un vieux mystère :

adventavit asinus
pulcher et fortissimus
[2] »

En d’autres termes : tout philosophe prétend nous pré-

  1. W. VI, 398 s.
  2. W. VII, 16.