Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/17

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en son cœur. De là des désillusions inévitables, des froissements ou même une rupture complète. Nous verrons plus loin l’histoire de ses relations avec Wagner, qui illustre d’une manière frappante cette évolution dans l’amitié. Notons toutefois dès à présent que cette inconstance apparente dans l’amitié qui fut si douloureuse pour ceux qui en subirent les effets et qui a souvent été si sévèrement et si injustement jugée par la critique, a en réalité son principe dans un sentiment généreux, dans le besoin d’admirer et de respecter. Nietzsche était l’opposé de ces natures envieuses ou critiques qui ne voient d’un grand homme que ses travers et qui rapetissent instinctivement tout ce qu’elles considèrent : dans son amour instinctif de la beauté et de la grandeur, il se refusait à voir, aussi longtemps qu’il le pouvait, les imperfections de ses amis, il se faisait d’eux une belle légende, il s’exagérait leur valeur, quitte à revenir plus tard sur son jugement. C’est là une erreur assurément, mais c’est l’erreur d’une âme noble. — Ainsi l’amitié fut pour Nietzsche une source de joies profondes et aussi de tristesses infinies. Il lui dut peut-être les plus beaux moments de son existence ; mais ses déceptions en amitié lui firent aussi connaître dans toute son amertume le sentiment douloureux de l’isolement absolu. L’une de ses pires souffrances est peut-être d’avoir vu qu’il ne pouvait pas se communiquer entièrement à ses amis, qu’il était irrémissiblement voué à la solitude par sa nature d’exception, par sa grandeur même : « L’impossibilité de se communiquer est en vérité la pire des solitudes, écrivait-il à sa sœur, la différence de nature est un masque plus impénétrable que tout masque de fer ; or c’est entre pairs seulement qu’il peut y avoir communication réelle, pleine, parfaite ! Entre pairs ! Mot enivrant, si plein de consolation, d’espoir, de séduction, de félicité pour celui qui a toujours et nécessairement été solitaire ; qui n’a jamais rencontré aucune créature faite