Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/189

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en plus à condamner d’une manière radicale en théorie aussi, soit l’instinct individualiste, soit surtout l’instinct du troupeau comme le fait Nietzsche. On admet une hiérarchie des instincts ; on reconnaît que cette hiérarchie peut varier dans une certaine mesure d’époque à époque, de peuple à peuple et même d’individu à individu. Or, dès l’instant où l’on consent à se placer à ce point de vue on devra cesser aussi de porter sur l’œuvre de Nietzsche un jugement absolu. On pourra par exemple raisonner ainsi. La morale de Nietzsche, dira-t-on, est un des types les plus purs qui existent d’une morale individualiste et aristocratique, un spécimen fort beau et admirablement logique de pari moral. Et à ce titre déjà, elle constitue un document précieux pour tous ceux qui cherchent à donner du style, de l’unité à leur vie — exactement au même titre que la morale de Tolstoï, par exemple, qui est un pari non moins logique basé sur une hypothèse presque diamétralement opposée à celle dont part Nietzsche. Le fait même que Nietzsche donne une solution radicale du problème moral rend d’ailleurs assez peu vraisemblable qu’il ait, soit au point de vue pratique, soit au point de vue théorique beaucoup de disciples immédiats et de continuateurs directs. La mise en pratique effective de la doctrine du Surhomme exige une dose d’énergie qui ne se rencontre que très rarement, aussi bien Nietzsche avoue-t-il lui-même que des êtres aussi exceptionnellement doués que ceux qu’il se représentait comme des génies n’ont peut-être jamais existé que dans son imagination[1]. Il est malaisé, d’autre part, si l’on se place au point de vue de la théorie, d’aller beaucoup plus loin que Nietzsche dans la même direction ; et il parait difficile, précisément en raison du caractère exceptionnel et extrême de sa doctrine, qu’il devienne jamais le chef d’une véritable école : il restera selon toute vraisemblance un isolé, un « solitaire » pour

  1. Lettre de 1878 citée par Mme Förster-Nietzsche, II, 1, p. 149.