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tianisme en qui il croit deviner des âmes d’esclave, sur Luther dont il déteste la rusticité de paysan, sur la Révolution française, sur tout le mouvement démocratique ou féministe, socialiste ou anarchiste de l’époque moderne, sur l’Empire allemand et la culture allemande contemporaine. Ce qu’il pardonne le moins, c’est le manque de « distinction » physique, intellectuelle ou morale, l’absence de tact, le mauvais ton. Son goût est, sous ce rapport, singulièrement exigeant et raffiné. Ces analyses morales aboutissent presque toujours à la constatation que tel ou tel sentiment est « noble » (vornehm) ou non. S’il méprise la vanité, c’est parce qu’il trouve une âme de valet à celui qui, pour s’estimer lui-même, a besoin de l’approbation des autres. S’il condamne la pitié, c’est parce qu’il trouve qu’une âme noble doit cacher ses misères et, par suite, ne pas chercher à voir celles d’autrui ou rougir si elle les découvre par hasard ; demander de la compassion est donc un manque de dignité, en témoigner un manque de tact. La vérité même, que pourtant il recherche avec passion, il ne la veut ni indiscrète ni brutale : il croit qu’elle cesse d’être vérité si on lui retire son voile ; il estime qu’il est décent de ne pas tout vouloir comprendre, voir et toucher ; il cite ce mot d’une petite fille à sa mère : « Est-il vrai que le bon Dieu soit partout ? Mais je trouve cela inconvenant ! » Loin d’être un cynique, comme on l’a si souvent dit et répété, il comprend et honore les pudeurs d’âme les plus délicates. Voici, par exemple, l’analyse psychologique qu’il donne de ce sentiment instinctif qui pousse toute âme profonde à se dissimuler aux yeux de la foule sous un masque qui voile ses traits véritables :

« L’orgueil et le dégoût intellectuel de tout homme qui a beaucoup souffert… cet orgueil de l’élu de la science, de l’initié qui est déjà à demi sacrifié, a besoin de mille déguisements pour se préserver du contact des indiscrets, des miséri-