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l’homme peut atteindre à toutes les vertus, même à l’héroïsme tragique.

Socrate est le premier type grandiose de rationaliste en Grèce. La raison était chez lui si puissante qu’elle prenait en quelque sorte la place de l’instinct dans sa vie. L’homme normal est mis en garde par sa raison contre les erreurs de ses instincts ; chez Socrate c’était l’inverse qui avait lieu : l’instinct — ce « démon » familier dont il entendait parfois la voix — l’avertissait des erreurs de sa logique ! Caractère moins noble que les Grecs de l’époque tragique, il sut cependant fasciner ses contemporains par la supériorité de sa dialectique et par le spectacle d’une mort admirable : il quitta la vie calmement, sans regrets, affirmant par sa mort sa foi inébranlable dans ses idées et son optimisme serein[1]».

Ce fut l’esprit socratique qui tua la tragédie grecque. Devant le tribunal de la raison la tragédie dionysienne devait forcément succomber, et cela précisément à cause de cet élément irrationnel, illogique, « musical, » qu’elle renfermait. Une tragédie ne prouve rien, ne met au jour aucune vérité utile. Bien plus, elle est foncièrement immorale : ne montre-t-elle pas la destruction des plus beaux exemplaires de l’humanité ; or, s’il y a, comme le veut l’optimisme scientifique, un lien nécessaire entre la science, la vertu et le vrai bonheur, la morale tragique devient une hérésie dangereuse. La « justice poétique » doit triompher dans les ouvrages de l’esprit ; la plus haute

  1. Nietzsche devient, dans la suite, de plus en plus hostile à Socrate. Il voit en lui plus tard le type du plébéien et du décadent, offrant un parfait contraste avec le Grec aristocrate et débordant de force vitale de l’époque tragique. — Le « nihilisme » de Socrate se trahit au moment où il meurt : il dit à Criton : « Je dois un coq à Esculape » : mais n’est-ce pas l’aveu qu’il considérait la vie comme une maladie, l’indice par conséquent d’un pessimisme effectif qui dément son bel optimisme apparent. Voir W. V, 264 s. et VIII, 68 ss.