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mal ou pas du tout. Alors, au dénouement, il reste, comme le prince du Re corvo de Gozzi, pétrifié mais en une noble attitude et avec un geste plein de grandeur. Son souvenir reste vivant et il est célébré comme un héros ; sa volonté mortifiée sa vie durant par les épreuves et la peine, par l’insuccès et l’ingratitude du monde, s’éteint au sein du nirvâna[1]. » Nietzsche crut avoir découvert en Schopenhauer l’expression philosophique et moderne de cette sagesse dionysienne qu’il admirait tant chez les Grecs.

Et de même qu’il fut donné à Schopenhauer de connaître le génie non pas seulement en lui, mais aussi hors de lui et de pouvoir admirer, dans la personne de Goethe, un des exemplaires les plus merveilleux de l’homme libre et fort, de même Nietzsche eut, lui aussi, la bonne fortune de connaître intimement un des génies les plus puissants des temps modernes : Richard Wagner.

L’admiration de Nietzsche pour Wagner remonte à ses années de jeunesse. Après avoir été jusque vers quinze ans classique intransigeant, admirateur exclusif de Mozart et Haydn, Schubert et Mendelssohn, Beethoven et Bach, et contempteur décidé de ce qu’il appelait « la musique d’avenir d’un Liszt ou d’un Berlioz », il finit cependant par goûter aussi les œuvres de Wagner et son admiration devint de l’enthousiasme dès qu’il connut Tristan et Iseut. En 1868 il fut présenté à Wagner pendant un séjour que le maître fit à Leipzig chez les Brockhaus. L’année suivante il devenait, comme nous l’avons déjà indiqué, l’un des intimes de Wagner qu’il allait voir fréquemment dans son ermitage de Tribschen. « Pendant quelques années, nous avons vécu en commun, pour les grandes comme pour les petites choses, écrivait Nietzsche en 1888 ; c’était, de part et d’autre, une confiance sans bornes[2]. »

  1. Cité par Nietzsche, W. I, 429.
  2. Brandes, Menschen und Werke, Francfurt, 1895, p. 139.