Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/87

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si, comme le dit Nietzsche, « l’impersonnalité n’a de valeur ni dans le ciel ni sur la terre ». Mais c’est là un point de vue qu’en fait, au moins, tout le monde ne partage pas ; et par suite l’acte de Nietzsche reste, je crois « problématique » pour beaucoup de nos contemporains. Bien des gens seront tentés de ne voir dans son roman avec Wagner que le choc — esthétiquement et intellectuellement très curieux, mais moralement assez peu intéressant, — de deux individualités supérieures l’une et l’autre, entières et absolues l’une comme l’autre, et qui se sont heurtées avec fracas parce qu’elles n’ont su ni l’une ni l’autre sacrifier à leur amitié la moindre parcelle de leur « égotisme ». Selon que chacun penchera, en morale, vers l’individualisme ou vers l’altruisme, il inclinera aussi à juger la conduite de Nietzsche avec plus de sympathie, plus d’indifférence ou plus de sévérité.

Citons, pour clore cette discussion, un bel aphorisme de Nietzsche, Amitié stellaire, où il a résumé sous une forme impersonnelle, à son point de vue naturellement, mais avec une grande élévation de sentiments, l’histoire au fond si mélancolique de son amitié et de sa brouille avec Wagner : « Nous fûmes amis et sommes devenus étrangers l’un pour l’autre. Mais cela est bien ainsi et nous ne voulons pas nous le cacher et nous le dissimuler, comme si nous devions en avoir honte. Nous sommes deux navires dont chacun a son but et sa voie ; nous pouvons bien nous rencontrer et célébrer ensemble une fête, comme nous l’avons fait — et à ce moment les bons navires demeuraient si paisibles dans le même port, sous le même rayon de soleil, qu’ils semblaient être déjà au but et n’avoir jamais eu qu’un but. Mais ensuite la toute-puissante nécessité de nuire tâche nous poussa de nouveau bien loin l’un de l’autre vers des mers, vers des climats différents ; et peut-être ne nous reverrons-nous jamais, — peut-être aussi nous reverrons-nous bien, mais sans nous reconnaître :