Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/98

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l’homme exerce sur lui une terrible contrainte, soit qu’il leur oppose sa force de volonté comme l’Indien qui, soumis aux pires tortures, brave jusqu’au bout ses ennemis victorieux, — soit qu’il se réfugie comme le saint ou le fakir dans le renoncement absolu, dans l’abdication totale de toute volonté. L’homme qui traverse sans faiblir une pareille épreuve apprend à considérer les problèmes de la vie avec une méfiance toujours plus clairvoyante ; il se refuse impitoyablement à voir la réalité en beau ; il repousse les hypothèses flatteuses et consolantes ; il éprouve comme un désir méchant de vengeance, de représailles contre la vie ; il veut se dédommager des souffrances qu’elle lui fait endurer en la regardant face à face, en lui arrachant tous ses voiles, tous les oripeaux trompeurs dont elle se pare pour séduire et décevoir les humains. S’il aime encore la vie, il l’aime en amant jaloux et défiant, comme on aime une femme qui vous a trompé, qui vous inspire des doutes.

Nietzsche observa ensuite que la souffrance — par une conséquence en apparence paradoxale — l’avait rendu optimiste. La maladie lui apprit en effet à connaître par expérience quels sont les effets de la dépression physiologique sur l’esprit du penseur. Il observa comment la douleur cherche à briser sournoisement l’orgueil de la raison philosophique, à l’incliner vers la faiblesse, la résignation, la tristesse. Il nota quels sont, dans le domaine de l’esprit, les réduits, les refuges, les « coins de soleil » où vient se tapir, pour trouver quelque adoucissement à sa misère, la pensée des malades, des dégénérés. Et il conclut de ses observations que toute philosophie qui met la paix au-dessus de la guerre, toute morale qui donne du bonheur une définition négative, toute métaphysique qui pose comme terme de l’évolution un état d’équilibre, de repos définitif, toute aspiration esthétique ou religieuse vers un monde meilleur, vers un « au-