Page:Liszt - Pages romantiques, 1912, éd. Chantavoine.djvu/104

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de ce côté du noir Jura, qui, avec son écharpe de nuages, m’apparaît aux clartés douteuses du crépuscule comme un fantôme triste et morne, toujours debout entre mes amis les plus chers et moi !… Mais que puis-je vous dire pour ébranler votre curiosité à ce point qu’elle triomphe de votre paresse ? — Il ne m’a pas été donné dans mes courses alpestres de pénétrer les trésors de la neige : les pariétaires, les liserons et les scolopendres avec lesquels vous aimez à vous entretenir, parce qu’ils vous disent à l’oreille d’harmonieux secrets qu’ils ne nous révèlent point, n’oseraient se suspendre aux murailles sans crevasse de ma maison blanche ; la république musicale, déjà créée dans les élans de votre jeune imagination, n’est encore pour moi qu’un vœu, un espoir, que fort heureusement jusqu’ici les gracieuses lois d’intimidation n’ont pas songé à menacer de la prison ou de l’exil ; et lorsque je viens à faire un retour sur moi-même, je me sens rougir de confusion et de honte en opposant vos rêves à mes réalités ; — les flammes célestes dont votre fantaisie de poète a ceint mon front, la terrestre poussière que soulèvent mes pas dans la route prosaïque où je chemine ; — vos nobles pressentiments, vos belles illusions sur l’action sociale de l’art auquel j’ai voué ma vie, un sombre découragement qui me saisit parfois en comparant l’impuissance de l’effort avec l’avidité du désir, le néant de l’œuvre avec l’infini de la pensée ; — les miracles de sympathie et de régénération opérés dans les