Page:Liszt - Pages romantiques, 1912, éd. Chantavoine.djvu/166

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front vous ennuie ; il vous tarde que les passions aient ravagé l’une et que les rides aient creusé l’autre. Déjà vous entendez dans le lointain des voix étranges qui vous sollicitent à vivre. Le démon de la curiosité vous pousse, et vous croyez ne pouvoir faire taire assez tôt le noble instinct du poète qui se trouble au dedans de vous comme le remords anticipé de fautes inévitables. Allez donc, quittez-nous. Allez jeter aux vents les trésors de votre jeunesse. Hâtez-vous de vous dépouiller. Donnez-vous tout à tous ; car vous voulez agir, dites-vous. Les affections exclusives et l’œuvre bornée de l’artiste vous semblent une marque de faiblesse ou d’insuffisance. Vous me plaignez presque quand vous me voyez, placide, labourer mon étroit sillon ; et mon ciel vous paraît bien sombre parce que vous n’y découvrez qu’une étoile. Il faudrait tout à la fois à votre esprit irrassasiable les luttes de la place publique, les acclamations de la foule, l’enivrement de la gloire et l’emportement des volages amours. Vous prétendez à l’impossible avec une simplicité charmante. Rien ne vous paraîtrait plus naturel que l’accomplissement de nos vœux les plus désordonnés. Allez donc, jeune et beau poète ; bientôt, trop tôt sans doute, vous reviendrez à nous le cœur chargé de désenchantement ; désabusé même de la sainte ardeur du bien, et tristement guéri de la soit de l’idéal par les eaux amères de l’expérience ; que Dieu vous garde alors, dans sa mansuétude, comme à moi votre aîné de quelques pesantes années, un