Page:Liszt - Pages romantiques, 1912, éd. Chantavoine.djvu/244

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Le voyageur restait immobile. Il me fit signe qu’il allait parler : j’aperçus dans sa main un instrument d’une forme bizarre, dont le métal poli brillait comme un miroir ardent aux derniers rayons du soleil. Le vent du soir s’éleva ; il m’apporta les accents de la lyre mystérieuse, accents brisés, accords interrompus, sons vagues et indéfinis, tantôt pareils aux brisements de la mer sur les récifs, tantôt au murmure des pins que fatigue la tempête, tantôt au bourdonnement confus qui s’élève au-dessus des ruches d’abeilles et des grands rassemblements d’hommes ; par intervalles ces accords se taisaient, et des paroles précises arrivaient à mon oreille.

« Cesse de te fatiguer à me suivre, un décevant espoir t’attache à mes pas ; ne me demande point ce que j’ignore. Le mystère que tu veux pénétrer ne m’a point été révélé.

« Je viens d’un pays éloigné dont j’ai perdu toute mémoire, j’ai descendu longtemps, longtemps les flancs d’une haute montagne. J’ai traversé les fameuses vallées ; j’ai écouté le mugissement des vagues ; j’ai fixé l’éclair qui fendait le nuage, tandis qu’à mes pieds tombait le chêne séculaire ; j’ai vu l’avalanche terrible écraser de sa masse le fort du pâtre et le nid de la palombe ; j’ai rafraîchi mes membres fatigués dans le fleuve irrité qui venait de rompre ses digues et d’inonder les moissons jaunissantes ; j’ai entendu l’enfant crier, la femme gémir, l’homme blasphémer.