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De la Retention. Liv II.

tions qui ſont actuellement dans l’Eſprit, leſquelles ceſſent d’être quelque choſe dès qu’elles ne ſont point actuellement apperçuës, dire qu’il y a des idées en reſerve dans la Mémoire, n’emporte dans le fond autre choſe ſi ce n’eſt que l’Ame a, en pluſieurs rencontres, la puiſſance de réveiller les perceptions qu’elle a déja eûës, avec un ſentiment qui dans ce temps-là la convainc qu’elle a eu, auparavant, ces ſortes de perceptions. Et c’eſt dans ce ſens qu’on peut dire que nos idées ſont dans la Mémoire, quoi qu’à proprement parler, elles ne ſoient nulle part. Tout ce qu’on peut dire là-deſſus, c’eſt que l’Ame a la puiſſance de réveiller ces idées lorſqu’elle veut, & de ſe les peindre, pour ainſi dire, de nouveau à elle-même, ce que quelques-uns font plus aiſément, & d’autres d’une maniere plus foible & plus obſcure. C’eſt par le moyen de cette Faculté qu’on peut dire que nous avons dans notre Entendement, toutes les idées que nous pouvons rappeller dans notre Eſprit, & faire redevenir l’objet de nos penſées, ſans l’intervention des Qualitez ſenſibles qui les ont prémiérement excitées dans l’Ame.

§. 3.L’Attention, la Repetition, le Plaiſir & la Douleur ſervent à fixer les idées dans l’Eſprit. L’Attention, & la Repetition ſervent beaucoup à fixer les Idées de la Mémoire. Mais les Idées qui naturellement ſont d’abord les plus profondes & les plus durables impreſſions, ce ſont celles qui ſont accompagnées de plaiſir ou de douleur. Comme la fin principale des Sens conſiſte à nous faire connoître ce qui fait du bien ou du mal à notre Corps, la Nature a ſagement établi (comme nous l’avons déja montré) que la Douleur accompagnât l’impreſſion de certaines idées : parce que tenant la place du raiſonnement dans les Enfans ; & agiſſant dans les hommes faits d’une maniére bien plus prompte que le raiſonnement, elle oblige les Jeunes & les Vieux à s’éloigner des Objets nuiſibles avec toute la promptitude qui eſt néceſſaire pour leur conſervation ; & par le moyen de la Mémoire elle leur inſpire de la précaution pour l’avenir.

§. 4.Les Idées s’effacent de la Mémoire. Mais pour ce qui eſt de la différence qu’il y a dans la durée des Idées qui ont été gravées dans la Mémoire, nous pouvons remarquer, que quelques-unes de ces idées ont été produites dans l’Entendement par un Objet qui n’a affecté les Sens qu’une ſeule fois, & que d’autres s’étant préſentées plus d’une fois à l’Eſprit, n’ont pas été fort obſervées, l’Eſprit ne ſe les imprimant pas profondément, ſoit par nonchalance, comme dans les Enfans, ſoit pour être occupé à autre choſe, comme dans les hommes faits, fortement appliquez à un ſeul objet. Et il ſe trouve quelques perſonnes en qui ces idées ont été gravés avec ſoin, & par des impreſſions ſouvent réiterées ; & qui pourtant ont la mémoire très-foible, ſoit en conſéquence du temperament de leur Corps, ou pour quelque autre défaut. Dans tous ces cas, les Idées qui s’impriment dans l’Ame, ſe diſſipent bientôt ; & ſouvent s’effacent pour toûjours de l’Entendement, ſans laiſſer aucunes traces, non plus que l’ombre que le vol d’un Oiſeau fait ſur la Terre : de ſorte qu’elles ne ſont pas plus dans l’Eſprit, que ſi elles n’y avoient jamais été.

§. 5. Ainſi, pluſieurs des Idées qui ont été produites dans l’Eſprit des