Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/149

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
106
De la Retention. Liv II.

tout-à-fait de la mémoire, tandis que notre Eſprit retient[1] encore quelques idées.

§. 7. Dans cette ſeconde Perception, ou, ſi j’oſe ainſi parler, dans cette reviſion d’Idées placées dans la Mémoire, l’Eſprit eſt ſouvent autre choſe que purement paſſif, car la repréſentation de ces peintures dormantes, dépend quelquefois de la Volonté. L’Eſprit s’applique fort ſouvent à découvrir une certaine Idée qui eſt comme enſevelie dans la Mémoire, & bien ſouvent elles ſont réveillées, & tirées de leurs cachettes pour être expoſées au grand jour, par quelque violence paſſion ; car nos affections offrent à notre Mémoire des idées qui ſans cela auroient été enſevelies dans un parfait oubli. Il faut obſerver, d’ailleurs, à l’égard des Idées qui ſont dans la mémoire, & que notre Eſprit réveille par occaſion, que, ſelon ce qu’emporte ce mot de réveiller, non ſeulement elles ne ſont pas du nombre des Idées qui ſont entierement nouvelles à l’Eſprit, mais encore que l’Eſprit les conſidére comme des effets d’une impreſſion précedente, & qu’il recommence à les connoître comme des Idées qu’il avoit connuës auparavant. De ſorte que, bien que les Idées qui ont été déja imprimées dans l’Eſprit, ne ſoient pas conſtamment préſentes à l’Eſprit, elles ſont pourtant connuës, à l’aide de la Reminiſcence, comme y ayant été auparavant empreintes, c’eſt-à-dire, comme ayant été actuellement apperçuës & connuës par l’Entendement.

§. 8.Deux défauts dans la Mémoire, un entier oubli, & une grande lenteur à rappeler les idées qu’elle a en dépôt. La Mémoire eſt néceſſaire à une Créature raiſonnable, immédiatement après la Perception. Elle eſt d’une ſi grande importance, que ſi elle vient à manquer, toutes nos autres Facultez ſont, pour la plûpart, inutiles : car nos penſées, nos raiſonnemens & nos connoiſſances ne peuvent s’étendre au delà des objets préſens ſans le ſecours de la Mémoire, qui peut avoir ces deux défauts.

Le prémier eſt, de laiſſer perdre entierement les Idées, ce qui produit une parfaite ignorance. Car comme nous ne ſaurions connoître quoi que ce ſoit qu’autant que nous en avons l’idée, dès que cette idée eſt effacée, nous ſommes dans une parfaite ignorance à cet égard.

Un ſecond défaut dans la Mémoire, c’eſt d’être trop lente, & de ne pas réveiller aſſez promptement les idées qu’elle tient en dépôt, pour les fournir à l’Eſprit à point nommé lorſqu’il en a beſoin. Si cette lenteur vient à un grand degré, c’eſt ſtupidité. Et celui qui pour avoir ce défaut, ne peut rappeler les idées qui ſont actuellement dans ſa Mémoire, juſtement dans le temps qu’il en a beſoin, ſeroit preſque auſſi bien ſans ces idées, puiſqu’elles ne lui ſont pas d’un grand uſage : car un homme naturellement peſant, qui venant à chercher dans ſon Eſprit les idées qui lui ſont néceſſaires, ne

  1. Car il arrive ſouvent que dans un âge fort avancé l’Homme venant à retomber dans ſa prémiére Enfance, ne retient plus aucune idée. Le Proverbe, bis pueri fenes, n’exprime ce malheur que très-imparfaitement. Un Enfant à la mamelle reconnoit ſa Nourrice ; & un Vieillard reduit à ce triste état de caducité meconnoit ſa femme, & les Domeſtiques, qui ſont preſque toûjours autour de ſa perſonne pour le ſervir.