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De diſtinguer les Idées Liv. II.

§. 11. Or on ne ſauroit dire, que c’est faute d’organes propres à former des ſons articulez qu’elles ne font aucun uſage ou n’ont aucune connoiſſance des mots généraux, puiſque nous en voyons pluſieurs qui peuvent former de tels ſons, & prononcer des paroles aſſez diſtinctement, mais qui n’en font jamais une pareille application. D’autre part, les hommes qui par quelque défaut dans les organes, ſont privez de l’uſage de la parole, ne laiſſent pourtant pas d’exprimer leurs idées univerſelles par des ſignes qui leur tiennent lieu de termes généraux, Faculté que nous ne découvrons point dans les Bêtes. Nous pouvons donc ſuppoſer, à mon avis, que c’eſt en cela que les Bêtes différent de l’Homme. C’eſt-là, dis-je, la propre différence, à l’égard de laquelle ces deux ſortes de Créatures ſont entiérement diſtinctes, & qui met enfin une ſi vaſte diſtance entre elles. Car ſi les Bêtes ont quelques idées, & ne ſont pas de pures Machines, comme quelques-uns le prétendent, nous ne ſaurions nier qu’elles n’ayent de la raiſon dans un certain dégré. Et pour moi, il me paroit auſſi évident qu’il y en a quelques-unes qui Raisonnent en certaines rencontres, qu’il me paroit qu’elles ont du ſentiment : mais c’eſt ſeulement ſur des idées particuliéres qu’elles raiſonnent, ſelon que leurs Sens les leur préſentent. Les plus parfaites d’entre elles ſont renfermées dans ces étroites bornes,[1]n’ayant point, à ce que je croi, la Faculté de les étendre par aucune ſorte d’abſtraction.

§. 12.Défaut des Imbecilles. Si l’on examinoit avec ſoin les divers égaremens des Imbecilles, on découvriroit ſans doute juſqu’à quel point leur imbecillité procede de l’abſence ou de la foibleſſe de quelqu’une des Facultez dont nous venons de parler, ou de ces deux choſes enſemble. Car ceux qui n’apperçoivent qu’avec peine, qui ne retiennent qu’imparfaitement les idées qui leur viennent dans l’Eſprit, & qui ne ſauroient les rappeler ou aſſembler promptement, n’ont que très-peu de penſées. Ceux qui ne peuvent diſtinguer, comparer & abſtraire les idées, ne ſauroient être fort capables de comprendre les choſes, de faire uſage des termes, ou de juger & de raiſonner paſſablement bien.

  1. Tant qu’on ignorera jusqu’à quel dégré les Bêtes raiſonnent, & ſont à cet égard plus parfaites les unes que les autres, on ne pourra point, à mon avis, définir préciſément leur maniere de raiſonner, ni en déterminer les bornes. M. Locke en convient en quelque maniére, puiſqu’il ſe contente de nous dire qu’il croit qu’elles ſont capables de faire aucune ſorte d’abſtractions. Il y a une grande apparence que, s’il eût pû le prouver évidemment, il l’auroit fait, ou du moins l’auroit aſſuré comme une choſe indubitable.