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De la Durée,

leur mouvement ne pouvant frapper nos Sens d’une maniére diſtincte, elles ne produiſent aucune ſuite d’idées dans l’Eſprit. Car lors qu’un Corps ſe meut en rond, en moins de temps qu’il n’en faut à nos Idées pour pouvoir ſe ſucceder dans notre Eſprit les unes aux autes, il ne paroit pas être en mouvement, mais ſemble être un cercle parfait & entier, de la même matiére ou couleur que le Corps qui eſt en mouvement, & nullement une partie d’un Cercle en mouvement.

§. 9.Nos Idées ſe ſuccedent dans notre Eſprit, dans un certain dégré de viteſſe. Qu’on juge après cela, s’il n’eſt pas fort probable, que pendant que nous ſommes éveillez, nos Idées ſe ſuccedent les unes aux autres dans notre Eſprit, à peu près de la même maniére que ces Figures diſpoſées en rond au dedans d’une Lanterne, que la chaleur d’une bougie fait tourner ſur un pivot. Or quoi que nos Idées ſe ſuivent peut-être quelquefois un peu plus vîte & quelquefois un peu plus lentement, elles vont pourtant, à mon avis, preſque toûjours du même train dans un homme éveillé ; & il me ſemble même, que la viteſſe & la lenteur de cette ſucceſſion d’idées, ont certaines bornes qu’elles ne ſauroient paſſer.

§. 10. Je fonde la raiſon de cette conjecture, ſur ce que j’obſerve que nous ne ſaurions appercevoir de la ſucceſſion dans les impreſſions qui ſe font ſur nos Sens, que lorsqu’elles ſe font dans un certain dégré de viteſſe ou de lenteur ; ſi par exemple, l’impreſſion eſt extrêmement prompte, nous n’y ſentons aucune ſucceſſion, dans les cas mêmes, où il eſt évident qu’il y a une ſucceſſion réelle. Qu’un Boulet de canon paſſe au travers d’une Chambre, & que dans ſon chemin il emporte quelque membre du Corps d’un homme, c’eſt une choſe auſſi évidente qu’aucune Démonſtration puiſſe l’être, que le boulet doit percer ſucceſſivement les deux côtez oppoſez de la Chambre. Il n’eſt pas moins certain qu’il doit toucher une certaine partie de la Chair avant l’autre, & ainſi de ſuite ; & cependant je ne penſe pas qu’aucun de ceux qui ont jamais ſenti ou entendu un tel coup de canon, qui aît percé deux murailles éloignées l’une de l’autre, aît pû obſerver aucune ſucceſſion dans la douleur, ou dans le ſon d’un coup ſi prompt. Cette portion de durée où nous ne remarquons aucune ſucceſſion, c’eſt ce que nous appellons un inſtant ; portion de durée qui n’occupe juſtement que le temps auquel une ſeule idée eſt dans notre Eſprit ſans qu’une autre lui ſuccede, & où, par conſéquent, nous ne remarquons abſolument aucune ſucceſſion.

§. 11. La même choſe arrive, lorsque le Mouvement eſt ſi lent, qu’il ne fournit point à nos Sens une ſuite conſtante de nouvelles idées, dans le dégré de vîteſſe qui eſt requis pour faire que l’eſprit ſoit capable d’en recevoir de nouvelles. Et alors comme les Idées de nos propres penſées trouvent de la place pour s’introduire dans notre Eſprit entre celles que le Corps qui eſt en mouvement préſente à nos Sens, le ſentiment de ce mouvement ſe perd ; & le Corps, quoi que dans un mouvement actuel, ſemble être toûjours en repos, parce que ſa diſtance d’avec quelques autres Corps ne change pas d’une maniére viſible, auſſi promptement que les idées de notre Eſprit ſe ſuivent naturellement l’une l’autre. C’eſt ce qui paroit évidemment par l’éguille d’une Montre, par l’ombre d’un Cadran à Soleil ;