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De la Durée.

miner ici ; mais une choſe dont je ſuis certain, c’eſt qu’elles n’enferment aucune idée de mouvement en ſe montrant à nous, & que qui n’auroit pas l’idée du Mouvement par quelque autre voye, n’en auroit aucune à mon avis ; ce qui ſuffit pour le deſſein que j’ai préſentement en vûë, comme auſſi, pour faire voir que c’eſt par ce changement perpetuel d’idées que nous remarquons dans notre Eſprit, & par cette ſuite de nouvelles apparences qui ſe préſentent à lui, que nous acquerons les idées de la Succeſſion & de la Durée, ſans quoi elles nous ſeroient abſolument inconnuës. Ce n’eſt donc par le Mouvement, mais une ſuite conſtante d’idées qui ſe préſentent à notre Eſprit pendant que nous veillons, qui nous donne l’idée de la Durée, laquelle idée le Mouvement ne nous fait appercevoir qu’entant qu’il produit dans notre Eſprit une conſtante ſucceſſion d’idées, comme je l’ai déja montré, de ſorte que ſans l’idée d’aucun mouvement nous avons une idée auſſi claire de la Suceſſion & de la Durée par cette ſuite d’idées qui ſe préſentent à notre Eſprit les unes après les autres, que par une ſucceſſion d’Idées produites par un changement ſenſible & continu de diſtance entre deux Corps, c’eſt à dire par des idées qui nous viennent du Mouvement. C’eſt pourquoi nous aurions l’idée de la Durée, quand bien nous n’aurions aucune perception du Mouvement.

§. 17.Le Temps eſt une Durée diſtinguée par certaines meſures. L’eſprit ayant ainſi acquis l’idée de la Durée, la prémiére choſe qui ſe préſente naturellement à faire après cela, c’eſt de trouver une meſure de cette commune Durée, par laquelle on puiſſe juger de ſes différentes longueurs, & voir l’ordre diſtinct dans lequel pluſieurs choſes exiſtent ; car ſans cela, la plûpart de nos connoiſſances tomberoient dans la confuſion, & une grande partie de l’Hiſtoire, deviendroit entierement inutile. La Durée ainſi diſtinguée en certaines Periodes, & déſignée par certaines meſures ou Epoques, c’eſt, à mon avis, ce que nous appellons plus propement le Temps.

§. 18.Une bonne meſure du Temps doit meſurer toute ſa durée en Periodes égales. Pour meſurer l’Etenduë, il ne faut qu’appliquer la meſure dont nous nous ſervons, à la choſe dont nous voulons ſavoir l’étenduë. Mais c’eſt ce qu’on ne peut faire pour meſurer la Durée ; parce qu’on ne ſauroit joindre enſemble deux différentes parties de ſucceſſion pour les faire ſervir de meſure l’une à l’autre. Comme la Durée ne peut être meſurée que par la Durée même, non plus que l’Etenduë par une autre choſe que par l’Etenduë, nous ne ſaurions retenir auprès de nous une meſure conſtante & invariable de la Durée, qui conſiſte dans une ſucceſſion perpetuelle, comme nous pouvons garder des meſures de certaines longueurs d’étenduë, telles que les pouces, les piés, les aunes, &c. qui ſont compoſées de parties permanentes de matiére. Auſſi n’y a-t-il rien qui puiſſe ſervir de règle propre à bien meſurer le Temps, que ce qui a diviſé toute la longueur de ſa durée en parties apparemment égales, par des Periodes qui ſe ſuivent conſtamment. Pour ce qui eſt des parties de la Durée qui ne ſont pas diſtinguées, ou qui ne ſont pas conſiderées comme diſtinctes & meſurées par de ſemblables Périodes, elles ne peuvent pas être compriſes ſi naturellement ſous la notion du tems, comme il paroît par ces ſortes de phraſes, avant tous les temps, & lorsqu’il n’y aura plus temps.