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De la Durée & de l'Expanſion

des bornes de l’Univers, Eſpace imaginaire, comme ſi cet Eſpace n’étoit rien, dès là qu’il ne contient aucun Corps. Mais à l’égard de la Durée qui précede tous les Corps & les mouvemens par leſquels on la meſure, ils raiſonnent tout autrement, car ils ne la nomment jamais imaginaire, parce qu’elle n’eſt jamais ſuppoſée vuide de quelque ſujet qui exiſte réellement. Que ſi les noms des choſes peuvent nous conduire en quelque maniére à l’origine des idées des hommes, (comme je ſuis tenté de croire qu’elles y peuvent contribuer beaucoup) le mot de Durée peut donner ſujet de penſer, que les hommes crurent qu’il y avoit quelque analogie entre une continuation d’exiſtence qui enferme comme une eſpéce de réſiſtance à toute force deſtructive, & entre une continuation de ſolidité, (propriété des Corps qu’on eſt ſouvent porté à confondre avec la dureté, & qu’on trouvera effectivement n’en être pas fort différente, ſi l’on conſidere les plus petits atomes de la Matiére,) & que cela donna occaſion à la formation des mots durer, & être dur, qui ont une ſi étroite affinité enſemble. Cela paroit ſur tout dans la Langue Latine, d’où ces mots ont paſſé dans nos Langues Modernes : car le mot Latin durare eſt auſſi bien employé pour ſignifier l’idée de la dureté proprement dite, que l’idée de l’exiſtence continuée, comme il paroît par cet endroit d’Horace (Epod. xvi.) ferro duravit ſæcula.. Quoi qu’il ſoit, il eſt certain, que quiconque ſuit ſes propres penſées, trouvera qu’elles ſe portent quelquefois bien au delà de l’étenduë des Corps, dans l’infinité de l’Eſpace ou de l’Expanſion, dont l’idée eſt diſtincte du Corps & de tout autre choſe ; ce qui peut fournir la matiere d’une plus ample méditation à qui voudra s’y appliquer.

§. 5.Le Temps eſt à la Durée ce que le Lieu eſt à l’Expanſion. En général, le Temps eſt la Durée, ce que le Lieu eſt à l’Expanſion. Ce ſont autant de portions de ces deux Océans infinis d’Eternité & d’Immenſité, diſtinguées du reſte comme par autant de Bornes ; & qui ſervent en effet à marquer la poſition des Etres réels & finis, ſelon le rapport qu’ils ont entr’eux dans cette uniforme & infinie étenduë de Durée & d’Eſpace. Ainſi, à bien conſiderer le Temps & le Lieu, ils ne ſont rien autre choſe que des idées de certaines diſtances déterminées, priſes de certains points connus & fixes dans les choſes ſenſibles, capables d’être diſtinguées & qu’on ſuppoſe garder toûjours la même diſtance les unes à l’égard des autres. C’eſt de ces points fixes dans les Etres ſenſibles que nous comptons la durée particuliére, & que nous meſurons la diſtance de diverſes portions de ces Quantitez infinies ; & ces diſtinctions obſervées ſont ce que nous appellons le Temps et le Lieu. Car la Durée & l’Eſpace étant uniformes de leur nature, ſi l’on ne jettoit la vûë ſur ces ſortes de points fixes, on ne pourroit point obſerver dans la Durée & dans l’Eſpace, l’ordre & la poſition des choſes ; & tout ſeroit dans un confus entaſſement que rien ne ſeroit capable de débrouiller.

§. 6.Le Temps & le Lieu ſont pris pour autant de portions de Durée & d’Eſpace qu’on en peut deſigner par l’exiſtence & le mouvement des Corps. Or à conſiderer ainſi le Temps & le Lieu comme autant de portions déterminées de ces Abymes infinis d’Eſpace & de Durée, qui ſont ſeparées ou qu’on ſuppoſe diſtinguées du reſte, par des marques & des bornes connuës, on leur fait ſignifier à chacun deux choſes differentes.

Et prémiérement, le Temps conſideré en général ſe prend communément pour cette portion de Durée infinie, qui eſt meſurée par l’exiſtence & le