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Du Nombre. Liv. II.

juſqu’à vingt. C’eſt que leur Langue peu abondante, & uniquement accommodée au peu de beſoins d’une pauvre & ſimple vie, qui ne connoiſſoit ni le Negoce ni les Mathematiques, n’avoit point de mot qui ſignifiât mille, de ſorte que lorſqu’ils étoient obligez de parler de quelque grand nombre, ils montroient les cheveux de leur tête, pour marquer en général une grande multitude qu’ils ne pouvoient dénombrer : incapacité qui venoit, ſi je ne me trompe, de ce qu’ils manquoient de noms. Un *Jean de Lery, Hiſtoire d’un voyage fait en la Terre du Breſil, ch. 20. pag. . Voyageur qui a été chez les Toupinambous, nous apprend qu’ils n’avoient point de noms de nombres au deſſus de cinq ; & que lorsqu’ils vouloient exprimer quelque nombre au delà, ils montroient leurs doigts, & les doigts des autres perſonnes qui étoient avec eux. Leur calcul n’alloit pas plus loin : & je ne doute pas que nous-mêmes ne puſſions compter diſtinctement en paroles une beaucoup plus grande quantité de nombres que nous n’avons accoûtumé de faire, ſi nous trouvions ſeulement quelques dénominations propres à les exprimer ; au lieu que ſuivant le tour que nous prenons de compter par millions[1] de millions, de millions, &c. il eſt fort difficile d’aller ſans confuſion au delà de dix-huit, ou pour le plus, de vingt-quatre progreſſions decimales. Mais pour faire voir, combien des noms diſtincts nous peuvent ſervir à bien compter, ou à avoir des idées utiles des Nombres, je vais ranger toutes les figures ſuivantes dans une ſeule ligne, comme ſi c’étoient des ſignes d’un ſeul nombre :

Nonilions. Octilions. Septilions. Quintilions. Quatrilions. Trilions. Bilions. Millions. Unitez.

857324. 162486. 345896. 437147. 423147. 248106. 235421. 261734. 368149. 623137.

La maniére ordinaire de compter ce nombre en Anglois, ſeroit de repeter ſouvent de millions, de millions, de millions, &c. Or millions eſt la propre dénomination de la ſeconde ſixaine, 368 149. Selon cette maniére, il ſeroit bien mal-aiſé d’avoir aucune notion diſtincte de ce nombre : mais qu’on voye ſi en donnant à chaque ſixaine une nouvelle dénomination ſelon l’ordre dans lequel elle ſeroit placée, l’on ne pourroit point compter ſans peine ces figures ainſi rangées, & peut-être pluſieurs autres, & qu’on les fit connoître plus clairement aux autres. Je n’avance cela que pour faire voir, combien des noms diſtincts ſont néceſſaires pour compter, ſans prétendre introduire de nouveaux termes de ma façon.

  1. Il faut entendre ceci par rapport aux Anglois : car il y a long-temps que les François connoiſſent les termes de bilions, de trilions, de quatrilions’, &c. on trouve dans la Nouvelle Methode Latine, dont la premiére Edition parut en 1655, le mot de billion, dans Traité des Observations particulieres, au Chapitre ſecond intitulé Des nombres Romains. Et le P. Lamy a inſeré les mots de bilions, de trilions, de quatrilions, &c. dans ſon Traité de la Grandeur, qui a été imprimé quelques années avant que cet Ouvrage de M. Locke eût vû le jour. Lorſqu’il y a pluſieurs chifres ſur une même ligne, dit le P. Lamy, pour éviter la confuſion, on les coupe de trois en trois par tranches, ou ſeulement on laiſſe un petit eſpace vuide ; & chaque tranche ou chaque ternaire a ſon nom. Le premier ternaire s’appelle unité ; le ſecond, mille, le troiſieme, millions ; le quatrieme, milliards ou billions ; le cinquiéme trillions, le ſixiéme, quatrillions. ---- Quand on paſſe les quintillions, dit-il, cela s’appelle ſextillions, ſeptillions, ainſi de ſuite. Ce ſont des mots que l’on invente, parce qu’on n’en a point d’autres. Il ne prétend pas par-là s’en attribuër l’invention, car ils avoient été inventez long temps auparavant, comme je viens de le prouver.