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De l’Infinité. Liv. II.

petition ſans fin, il ſe fait un accroiſſement continuel qui ne peut avoir de bout. Mais dans d’autres Idées ce n’eſt plus la même choſe : car que j’ajoûte la plus petite partie qu’il ſoit poſſible de concevoir, à la plus vaſte idée d’Etenduë ou de Durée que j’aye préſentement, elle ne deviendra plus grande : mais ſi à la plus parfaite idée que j’aye du Blanc le plus éclatant, j’y en ajoûte une autre d’un Blanc égal ou moins vif, (car je ſaurois y joindre l’idée d’un plus blanc que celui dont j’ai l’idée, que je ſuppoſe le plus éclatant que je conçoive actuellement) cela n’augmente ni n’étend mon idée en aucune maniére, c’eſt-pourquoi on nomme dégrez, les différentes idées de blancheur, &c. A la vérité, les idées compoſées de parties ſont capables de recevoir de l’augmentation par l’addition de la moindre partie : mais prenez l’idée du Blanc qui fut hier produit en vous par la vûë d’un morceau de neige, & une autre idée du Blanc qu’excite en vous un autre morceau de neige que vous voyez présentement, ſi vous joignez ces deux idées enſemble, elles s’incorporent, pour ainſi dire, & ſe réuniſſent en une ſeule, ſans que l’idée de Blancheur en ſoit augmentée le moins du monde. Que ſi nous ajoûtons un moindre degré de blancheur à un plus grand, bien loin de l’augmenter, c’eſt juſtement par-là que nous le diminuons. D’où il s’enſuit viſiblement que toutes ces Idées qui ne ſont pas compoſées de parties, ne peuvent point être augmentées en telle proportion qu’il plaît aux hommes, ou, au delà de ce qu’elles leur ſont repréſentées par leurs Sens. Au contraire, comme l’Eſpace, la Durée & le Nombre ſont capables d’accroiſſement par voye de repetition, ils laiſſent à l’Eſprit une idée à laquelle il peut toûjours ajoûter ſans jamais arriver au bout, en ſorte que nous ne ſaurions concevoir un terme qui borne ces additions ou ces progreſſions ; & par conſéquent, ce ſont là les ſeules idées qui conduiſent nos penſées vers l’Infini.

§. 7.Différence entre l’infinité de l’Eſpace, & un Eſpace infini. Mais quoi que notre Idée de l’Infinité procede de la conſideration de la Quantité, & des additions que l’Eſprit eſt capable d’y faire, par des repetitions reïterées ſans fin, de telles portions qu’il veut, cependant je croi que nous mettons une extrême confuſion dans nos penſées, lorsque nous joignons l’Infinité à quelque idée préciſe de Quantité, qui puiſſe être suppoſée préſente à l’Eſprit, & qu’après cela nous diſcourons ſur une Quantité infinie, ſavoir ſur un Eſpace infini ou une Durée infinie ; car notre Idée de l’Infinité étant, à mon avis, une idée qui s’augmente ſans fin, & l’idée que l’Eſprit a de quelque Quantité étant alors terminée à cette idée, parce que quelque grande qu’on la ſuppoſe, elle ne ſauroit être plus grande qu’elle eſt actuellement, joindre l’infinité à cette derniére idée, c’eſt prétendre ajuſter une meſure déterminer à une grandeur qui va toûjours en augmentant. C’eſt pourquoi je ne penſe pas que ce ſoit une vaine ſubtilité de dire qu’il faut diſtinguer ſoigneuſement entre l’idée de l’Infinité de l’Eſpace, & l’idée d’un Eſpace infini. La prémiére de ces idées n’eſt autre choſe qu’une progreſſion ſans fin, qu’on ſuppoſe que l’Eſprit fait par des repetitions de telles idées de l’Eſpace qu’il lui plaît de choiſir. Mais ſuppoſer qu’on a actuellement dans l’Eſprit l’idée d’un Eſpace infini, c’eſt ſuppoſer que l’Eſprit a déja parcouru, & qu’il voit actuellement toutes les idées