Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/240

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
197
De la Puiſſance. Liv. II.

bles du Paradis par de vives peintures qu’ils reconnoiſſent poſſibles & probables, qui cependant ſe contenteroient volontiers de la félicité dont ils jouïſſent dans ce Monde ? C’eſt que les inquiétudes de leurs préſens deſirs venant à prendre le deſſus & à ſe porter rapidement vers les plaiſirs de cette Vie, déterminent, chacune à ſon tour, leurs volontez à rechercher ces plaiſirs : & pendant tout ce temps-là ils ne font pas un pas, ils ne ſont portez par aucun deſir vers les Biens de l’autre vie, quelque excellens qu’ils ſe les figurent.

§. 38.Parce que tous ceux qui reconnoiſſent la poſſibilité d’un Bonheur après cette Vie, ne le recherchent pas. Si la Volonté étoit déterminée par la vûë du Bien, ſelon qu’il paroît plus ou moins important à l’Entendement lorſqu’il vient à le contempler, ce qui eſt le cas où ſe trouve tout Bien abſent, par rapport à nous ; ſi, dis-je, la Volonté s’y portoit & y étoit entraînée par la conſideration du plus ou du moins d’excellence, comme on le ſuppoſe ordinairement, je ne vois pas que la Volonté pût jamais perdre de vûë les délices éternelles & infinies du Paradis, lorſque l’Eſprit les auroit une fois contemplées & conſiderées comme poſſibles. Car ſuppoſé comme on croit communément que tout Bien abſent propoſé & repréſenté par l’Eſprit, détermine par cela ſeul la Volonté, & nous mette en action par même moyen : comme tout Bien abſent eſt ſeulement poſſible, & non infailliblement aſſûré, il s’enſuivroit inévitablement de là, que le Bien poſſible qui ſeroit infiniment plus excellent que tout autre Bien, devroit déterminer conſtamment la Volonté par rapport à toutes les Actions ſucceſſives qui dépendent de ſa direction ; & qu’ainſi nous devrions conſtamment porter nos pas vers le Ciel, ſans nous arrêter jamais, ou nous détourner ailleurs, puiſque l’état d’une éternelle félicité après cette vie eſt infiniment plus conſiderable que l’eſpérance d’acquerir des Richeſſes, des Honneurs, ou quelque autre Bien dont nous puiſſions nous propoſer la jouïſſance dans ce Monde, quand bien la poſſeſſion de ces derniers Biens nous paroîtroit plus probable. Car rien de ce qui eſt à venir, n’eſt encore poſſedé : & par conſéquent nous pouvons être trompez dans l’attente même de ces Biens. Si donc il étoit vrai que le plus grand Bien, offert à l’Eſprit, déterminât en même temps la volonté, un Bien auſſi excellent que celui qu’on attend après cette vie, nous étant une fois propoſé, ne pourroit que s’emparer entierement de la Volonté & l’attacher fortement à la recherche de ce Bien infiniment excellent, ſans lui permettre jamais de s’en éloigner. Car comme la Volonté gouverne & dirige les penſées auſſi bien que les autres actions, elle fixeroit l’Eſprit à la contemplation de ce Bien, s’il étoit vrai qu’elle fût neceſſairement déterminée vers ce que l’Eſprit conſidere & enviſage comme le plus grand Bien.

TelOn ne néglige pourtant jamais une grande inquiétude. ſeroit, en ce cas-là, l’état de l’Ame, & la pente réguliére de la Volonté dans toutes ſes déterminations. Mais c’eſt ce qui ne paroît pas fort clairement par l’expérience ; puiſqu’au contraire nous négligeons ſouvent ce Bien, qui, de notre propre aveu, eſt infiniment au deſſus de tous les autres Biens, pour ſatisfaire des deſirs inquiets qui nous portent ſucceſſivement à de pures bagatelles. Mais quoi que ce ſouverain Bien que nous reconnoiſſons d’une durée éternelle & d’une excellence indicible, & dont mê-