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De la Puiſſance. Liv. II.

la conſervation de cette petite portion d’Honneurs, de Richeſſes ou de Plaiſirs, après quoi ils ſoûpirent, & qui leur fait négliger cette éternelle félicité. Mais quoi qu’ils voyent diſtinctement cette différence, & qu’ils ſoient perſuadez de la poſſibilité d’un bonheur parfait, certain, & durable dans un état à venir, & convaincus évidemment qu’ils ne peuvent s’en aſſûrer ici-bas la poſſeſſion, tandis qu’ils bornent leur félicité à quelque petit plaiſir, ou à ce qui regarde uniquement cette vie, & qu’ils excluent les délices du Paradis du rang des choſes qui doivent faire une partie néceſſaire de leur bonheur, cependant leurs deſirs ne ſont point émus par ce plus grand Bien apparent, ni leurs volontez déterminées à aucune action ou à aucun effort qui tende à le leur faire obtenir.

§. 45.Pourquoi le plus grand Bien n’émeut pas la volonté, lors qu’il n’eſt pas deſiré. Les néceſſitez ordinaires de la Vie, en rempliſſent une grande partie par les inquiétudes de la faim, de la ſoif, du Chaud, du Froid, de la laſſitude cauſée par le travail, de l’envie de dormir, &c. lesquelles reviennent conſtamment à certains temps. Que ſi, outre les maux d’accident, nous joignons à cela les inquiétudes chimeriques, (comme la démangeaiſon d’acquerir des honneurs, du crédit, ou des richeſſes, &c.) que la Mode, l’Exemple ou l’Education nous rendent habituelles, & mille autres deſirs irréguliers qui nous ſont devenus naturels par la coûtume, nous trouverons qu’il n’y a qu’une très-petite portion de notre Vie qui ſoit aſſez exempte de ces ſortes d’inquiétudes pour nous laiſſer en liberté d’être attirez par un Bien abſent plus éloigné. Nous ſommes rarement dans une entiere quiétude, & aſſez dégagez de la ſollicitation des deſirs naturels ou artificiels, de ſorte que les inquiétudes qui ſe ſuccedent conſtamment en nous, & qui émanent de ce fonds que nos habitudes ont ſi fort groſſi, ſe ſaiſiſſant par tour de la Volonté, nous n’avons pas plûtôt terminé l’action à laquelle nous avons été engagez par une détermination particuliere de la Volonté, qu’une autre inquiétude eſt prête à nous mettre en œuvre, ſi j’oſe m’exprimer ainſi. Car comme c’eſt en éloignant les maux que nous ſentons & dont nous ſommes actuellement tourmentez, que nous nous délivrons de la Miſére ; & que c’eſt là par conſéquent, la prémiére choſe qu’il faut faire pour parvenir au bonheur, il arrive de là, qu’un Bien abſent, auquel nous penſons, que nous reconnoiſſons pour un vrai Bien, & qui nous paroît tel actuellement, mais dont l’abſence ne fait pas partie de notre Miſére, s’éloigne inſenſiblement de notre Eſprit pour faire place au ſoin d’écarter les inquiétudes actuelles que nous ſentons, jusqu’à ce que venant à contempler de nouveau ce Bien comme il le mérite, cette contemplation l’ait, pour ainſi dire, approché plus près de notre Eſprit, nous en ait donné quelque goût, & nous ait inſpiré quelque deſir, qui commençant dès lors à faire partie de notre préſente inquiétude, ſe trouve comme de niveau avec nos autres deſirs ; & à ſon tour détermine effectivement notre Volonté, à proportion de ſa véhémence, & de l’impreſſion qu’il fait ſur nous.

§. 46.Deux conſiderations excitent le deſir en nous. Ainſi en conſiderant & examinant comme il faut, quelque Bien que ce ſoit qui nous eſt propoſé, il eſt en notre puiſſance d’exciter nos deſirs d’une maniére proportionnée à l’excellence de ce Bien, qui par-là peut