Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/247

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
204
De la Puiſſance. Liv. II.

faute de deſirer, de vouloir, & d’agir conformément au dernier reſultat d’un ſincére examen : c’eſt plûtôt une perfection de notre Nature.

§. 48.Etre déterminé par ſon propre jugement n’eſt pas une choſe qui détruiſe la Liberté. Bien loin que ce ſoit là ce qui reſtraint ou abrege la Liberté, c’eſt ce qui en fait l’utilité & la perfection. C’eſt là, dis-je, la fin & le véritable uſage de la Liberté, au lieu d’en être la diminution : & plus nous ſommes éloignez de nous déterminer de cette maniére, plus nous ſommes près de la miſére & de l’eſclavage. En effet, ſuppoſez dans l’Eſprit une parfaite & abſoluë indifférence qui ne puiſſe être déterminée par le dernier Jugement qu’il ſait du Bien & du Mal dont il croit que ſon choix doit être ſuivi : une telle indifférence ſeroit ſi éloignée d’être une belle & avantageuſe qualité dans une Nature Intelligente, que ce ſeroit un état auſſi imparfait que celui où ſe trouveroit cette même Nature, ſi elle n’avoit pas l’indifférence d’agir ou de ne pas agir, juſqu’à ce qu’elle fût déterminée par ſa Volonté. Un Homme eſt en liberté de porter ſa main ſur ſa tête, ou de la laiſſer en repos, il eſt parfaitement indifférent à l’égard de l’une & de l’autre de ces choſes ; & ce ſeroit une imperfection en lui, ſi ce pouvoir lui manquoit, s’il étoit privé de cette indifférence. Mais ſa condition ſeroit auſſi imparfaite, s’il avoit la même indifférence, ſoit qu’il voulût lever ſa main, ou la laiſſer en repos, lorſqu’il voudroit défendre ſa tête ou ſes yeux d’un coup dont il ſe verroit prêt d’être frappé. C’eſt donc une auſſi grande perfection, que le deſir ou la puiſſance de préferer une choſe à l’autre ſoit déterminée par la Volonté : & plus cette détermination eſt fondée ſur de bonnes raiſons, plus cette perfection eſt grande. Bien plus : ſi nous étions déterminez par autre choſe, que par le dernier reſultat de notre Eſprit en vertu du jugement que nous avons fait du Bien ou du Mal attaché à une certaine action, nous ne ſerions point libres. Comme le vrai but de notre Liberté eſt que nous puiſſions obtenir le bien que nous choiſiſſons, chaque homme eſt par cela même dans la néceſſité, en vertu de ſa propre conſtitution, & en qualité d’Etre intelligent, de ſe déterminer à vouloir ce que ſes propres penſées & ſon Jugement lui repréſentent pour lors comme la meilleure choſe qu’il puiſſe faire : ſans quoi il ſeroit ſoûmis à la détermination de quelque autre que de lui-même, & par conſéquent privé de Liberté. Et nier que la Volonté d’un homme ſuive ſon Jugement dans chaque détermination particuliére, c’eſt dire qu’un homme veut & agir pour une fin qu’il ne voudroit pas obtenir, dans le temps même qu’il veut cette fin, & qu’il agit dans le deſſein de l’obtenir. Car ſi dans ce temps-là il la préfere en lui-même à toute autre choſe, il eſt viſible qu’il la juge alors la meilleure, & qu’il voudroit l’obtenir préferablement à toute autre, à moins qu’il ne puiſſe l’obtenir, & ne pas l’obtenir, la vouloir, & ne pas la vouloir en même temps : contradiction trop manifeſte pour pouvoir être admiſe.

§.49.Les agents les plus libres ſont déterminez de cette maniére. Si nous jettons les yeux ſur ces Etres ſupérieurs qui ſont au deſſus de nous & qui jouïſſent d’une parfaite félicité, nous aurons ſujet de croire qu’ils ſont plus fortement déterminez au choix du Bien, que nous ; & cependant nous n’avons pas raiſon de nous figurer qu’ils ſoient moins heureux ou moins libres que nous. Et s’il convenoit à de pauvres Créatures bornées