Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/284

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
241
des Subſtances. Liv. II.

plexes que nous avons de l’Eſprit & du Corps entant qu’ils ſont diſtincts l’un de l’autre. Voyons préſentement laquelle de ces deux idées eſt la plus obſcure & la plus difficile à comprendre. Je ſai que certaines gens dont les penſées ſont, pour ainſi, dire, enfoncées dans la matiére, & qui ont ſi fort aſſervi leur Eſprit à leurs Sens, qu’ils élevent rarement leurs penſées au delà, ſont portez à dire, qu’ils ne ſauroient concevoir une choſe qui penſe ; ce qui eſt, peut-être, fort veritable. Mais je ſoûtiens que s’ils y ſongent bien, ils trouveront qu’ils ne peuvent pas mieux concevoir une choſe étenduë.

§. 23.La cohéſion de parties ſolides dans le Corps, auſſi difficile à concevoir que la Penſée dans l’Ame. Si quelqu’un dit à ce propos, Qu’il ne ſait ce que c’eſt qui penſe en lui, il entend par-là qu’il ne ſait quelle eſt la Subſtance de cet Etre penſant. Il ne connoit pas non plus, répondrai-je, quelle eſt la Subſtance d’une choſe ſolide. Et s’il ajoûte qu’il ne ſait point comment il penſe, je repliquerai, qu’il ne ſait pas non plus comment il eſt étendu ; comment les parties ſolides du Corps ſont unies ou attachées enſemble pour faire un tout étendu. Car quoi qu’on puiſſe attribuer à la preſſion des particules de l’Air, la cohéſion des différentes parties de Matiére qui ſont plus groſſes que les parties de l’Air, & qui ont des pores plus petits que les corpuſcules de l’Air, cependant la preſſion de l’Air ne ſauroit ſervir à expliquer la cohéſion des particules de l’Air même, puiſqu’elle n’en ſauroit être la cauſe. Que ſi la preſſion de l’Ether ou de quelque autre matiére plus ſubtile que l’Air, peut unir & tenir attachées les parties d’une particule d’Air auſſi bien que des autres Corps, cette Matiére ſubtile ne peut ſe ſervir de lien à elle-même, & tenir unies les parties qui compoſent l’un de ſes plus petits corpuſcules. Et ainſi, quelque ingénieuſement qu’on explique cette Hypotheſe, en faiſant voir que les parties des Corps ſenſibles ſont unies par la preſſion de quelque autre Corps inſenſible, elle ne ſert de rien pour expliquer l’union des parties de l’Ether même ; & plus elle prouve évidemment que les parties des autres Corps ſont jointes enſemble par la preſſion extérieure de l’Ether, & qu’elles ne peuvent avoir une autre cauſe intelligible de leur cohéſion, plus elle nous laiſſe dans l’obſcurité par rapport à la cohéſion des parties qui compoſent les corpuſcules de l’Ether lui-même : car nous ne ſaurions concevoir des corpuſcules ſans parties, puis qu’ils ſont Corps & par conſéquent diviſibles, ni comprendre comment leurs parties ſont unies les unes aux autres, puiſqu’il leur manque cette cauſe d’union qui ſert à expliquer la cohéſion des parties des autres Corps.

§. 24. Mais dans le fond on ne ſauroit concevoir que la preſſion d’un Ambiant fluide, quelque grande qu’elle ſoit, puiſſe être la cauſe de la cohéſion des parties ſolides de la Matiere. Car quoi qu’une telle preſſion puiſſe empêcher qu’on n’éloigne deux ſurfaces polies l’une de l’autre par une ligne qui leur ſoit perpendiculaire, comme on voit par l’expérience de deux Marbres polis, poſez l’un ſur l’autre, elle ne ſauroit du moins empêcher qu’on ne les ſepare par un mouvement parallele à ces ſurfaces. Parce que, comme l’Ambiant fluide à une entiére liberté de ſucceder à chaque point d’eſpace qui eſt abandonné par ce mouvement de côté, il ne réſiſte pas davantage au mouvement des Corps ainſi joints, qu’il réſiſteroit au mouvement d’un Corps qui ſeroit environné de tous côtez par ce Fluide,