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Des Idées réelles & chimeriques. Liv. II.

ces conſtitutions comme à des cauſes ou à des modèles ; il suffit qu’elles ſoient conſtamment produites par ces conſtitutions. Et ainſi nos Idées ſimples ſont toutes réelles & véritables, parce qu’elles répondent toutes à ces Puiſſances que les choſes ont de les produire dans notre Eſprit : car c’eſt là tout ce qu’il faut pour faire qu’elles ſoient réelles, & non de vaines fictions forgées à plaiſir. Car dans les Idées ſimples, l’Eſprit eſt uniquement borné aux operations que les choſes font ſur lui, comme nous l’avons déja montré ; & il ne peut ſe produire à ſoi-même aucune idée ſimple au delà de celles qu’il a reçuës.

§. 3.Les Idées complexes ſont combinaiſons volontaires. Mais quoi que l’Eſprit ſoit purement paſſif à l’égard de ſes Idées ſimples, nous pouvons dire, à mon avis, qu’il ne l’eſt pas à l’égard de ſes Idées complexes. Car comme ces derniéres ſont des combinaiſons d’Idées ſimples, jointes enſemble & unies ſous un ſeul nom général, il eſt évident que l’Eſprit de l’homme prend quelque liberté en formant ces Idées complexes. Autrement d’où vient que l’idée qu’un homme a de l’or ou de la Juſtice eſt différente de celle qu’un autre ſe fait de ces deux choſes, ſi ce n’eſt de ce que l’un admet ou n’admet pas dans ſon Idée complexe des Idées ſimples que l’autre n’a pas admis ou qu’il a admis dans la ſienne ? La Queſtion eſt donc de ſavoir, quelles collections ſont conformes à la réalité des choſes, & quelles n’y ſont pas conformes ?

§. 4.Les Modes mixtes compoſez d’Idées qui peuvent compatir enſemble, ſont réels. A cela je dis, en ſecond lieu, Que les Modes mixtes & les Relations n’ayant d’autre réalité que celle qu’ils ont dans l’Eſprit des hommes, tout ce qui eſt requis pour faire que ces ſortes d’Idées ſoient réelles, c’eſt la poſſibilité d’exiſter & de compatir enſemble. Comme ces idées ſont elles-mêmes dans des Archetypes, elles ne ſauroient différer de leurs originaux, & par conſéquent être chimeriques ; à moins qu’on ne leur aſſocie des Idées incompatibles. A la verité, comme ces Idées ont des noms uſitez dans les Langues vulgaires, qu’on leur a aſſignez & par leſquels celui qui a ces idées dans l’Eſprit, peut les faire connoître à d’autres perſonnes, une ſimple poſſibilité d’exiſter ne ſuffit pas, il faut d’ailleurs qu’elles ayent de la conformité avec la ſignification ordinaire du nom qui leur eſt donné, de peur qu’on ne les croye chimeriques, comme on feroit, par exemple, ſi un homme donnoit le nom de Juſtice à cette vertu qu’on appelle communément Liberalité : mais ce qu’on appelleroit chimerique en cette rencontre, ſe rapporte plûtôt à la propriété du Language qu’à la réalité des Idées. Car être tranquille dans le danger pour conſidérer de ſang froid ce qu’il eſt à propos de faire, & pour l’executer avec fermeté, c’eſt un Mode mixte ou une idée complexe d’une Action qui peut exiſter. Mais de ſe troubler dans le péril ſans faire aucun uſage de ſa Raiſon, de ſes forces ou de ſon induſtrie, c’eſt auſſi une choſe fort poſſible, & par conſéquent une idée auſſi réelle que la précedente. Cependant la prémiére étant une fois déſignée par le nom de Courage qu’on lui donne communément, peut être une idée juſte ou fauſſe par rapport à ce nom-là ; au lieu que ſi l’autre n’a point de nom commun & uſité dans quelque Langue connuë, elle ne peut être, durant